Après un moment de silence, M med’Harville dit à Rodolphe:
– Je n’ai qu’une manière, monseigneur, de vous prouver ma reconnaissance… c’est de vous faire un aveu que je n’ai fait à personne. Cet aveu ne me justifiera pas à vos yeux, mais il vous fera peut-être trouver ma conduite moins coupable.
– Franchement, madame, dit Rodolphe en souriant, ma position envers vous est très-embarrassante…
Clémence, étonnée de ce ton presque léger, regarda Rodolphe avec surprise.
– Comment, monseigneur?
– Grâce à une circonstance que vous devinerez sans doute, je suis obligé de faire… un peu le grand-parent, à propos d’une aventure qui, dès que vous aviez échappé au piège odieux de la comtesse Sarah, ne méritait pas d’être prise si gravement… Mais, ajouta Rodolphe avec une nuance de gravité douce et affectueuse, votre mari est pour moi presque un frère; mon père avait voué à son père la plus affectueuse gratitude. C’est donc très-sérieusement que je vous félicite d’avoir rendu à votre mari le repos et la sécurité.
– Et c’est aussi parce que vous honorez M. d’Harville de votre amitié, monseigneur, que je tiens à vous apprendre la vérité tout entière… et sur un choix qui doit vous sembler aussi malheureux qu’il l’est réellement… et sur ma conduite, qui offense celui que Votre Altesse appelle presque son frère.
– Je serai toujours, madame, heureux et fier de la moindre preuve de votre confiance. Cependant, permettez-moi de vous dire, à propos du choix dont vous parlez, que je sais que vous avez cédé autant à un sentiment de pitié sincère qu’à l’obsession de la comtesse Sarah Mac-Gregor, qui avait ses raisons pour vouloir vous perdre… Je sais encore que vous avez hésité longtemps avant de vous résoudre à la démarche que vous regrettez tant à cette heure.
Clémence regarda le prince avec surprise.
– Cela vous étonne! Je vous dirai mon secret un autre jour, afin de ne pas passer à vos yeux pour sorcier, reprit Rodolphe en souriant. Mais votre mari est-il complètement rassuré?
– Oui, monseigneur, dit Clémence en baissant les yeux avec confusion; et, je vous l’avoue, il m’est pénible de l’entendre me demander pardon de m’avoir soupçonnée, et s’extasier sur mon modeste silence à propos de mes bonnes œuvres.
– Il est heureux de son illusion, ne vous la reprochez pas, maintenez-le toujours, au contraire, dans sa douce erreur… S’il ne m’était interdit de parler légèrement de cette aventure, et s’il ne s’agissait pas de vous, madame… je dirais que jamais une femme n’est plus charmante pour son mari que lorsqu’elle a quelque tort à dissimuler. On n’a pas idée de toutes les séduisantes câlineries qu’une mauvaise conscience inspire, on n’imagine pas toutes les fleurs ravissantes que fait souvent éclore une perfidie… Quand j’étais jeune, ajouta Rodolphe, en souriant, j’éprouvais toujours, malgré moi, une vague défiance lors de certains redoublements de tendresse; et comme de mon côté je ne me sentais jamais plus à mon avantage que lorsque j’avais quelque chose à me faire pardonner, dès qu’on se montrait pour moi aussi perfidement aimable que je voulais le paraître, j’étais bien sûr que ce charmant accord… cachait une infidélité mutuelle.
M med’Harville s’étonnait de plus en plus d’entendre Rodolphe parler en raillant d’une aventure qui aurait pu avoir pour elle des suites si terribles; mais devinant bientôt que le prince, par cette affectation de légèreté, tâchait d’amoindrir l’importance du service qu’il lui avait rendu, elle lui dit, profondément touchée de cette délicatesse:
– Je comprends votre générosité, monseigneur… Permis à vous maintenant de plaisanter et d’oublier le péril auquel vous m’avez arrachée… Mais ce que j’ai à vous dire, moi, est si grave, si triste, cela a tant de rapport avec les événements de ce matin, vos conseils peuvent m’être si utiles, que je vous supplie de vous rappeler que vous m’avez sauvé l’honneur et la vie… oui, monseigneur, la vie… Mon mari était armé; il me l’a avoué dans l’excès de son repentir; il voulait me tuer!…
– Grand Dieu! s’écria Rodolphe avec une vive émotion.
– C’était son droit, reprit amèrement M med’Harville.
– Je vous en conjure, madame, répondit Rodolphe très-sérieusement cette fois, croyez-moi, je suis incapable de rester indifférent à ce qui vous intéresse; si tout à l’heure j’ai plaisanté, c’est que je ne voulais pas appesantir tristement votre pensée sur cette matinée, qui a dû vous causer une si terrible émotion. Maintenant, madame, je vous écoute religieusement, puisque vous me faites la grâce de me dire que mes conseils peuvent vous être bons à quelque chose.
– Oh! bien utiles, monseigneur! Mais, avant de vous les demander, permettez-moi de vous dire quelques mots d’un passé que vous ignorez… des années qui ont précédé mon mariage avec M. d’Harville.
Rodolphe s’inclina, Clémence continua:
– À seize ans je perdis ma mère, dit-elle sans pouvoir retenir une larme. Je ne vous dirai pas combien je l’adorai; figurez-vous, monseigneur, l’idéal de la bonté sur la terre; sa tendresse pour moi était extrême, elle y trouvait une consolation profonde à d’amers chagrins… Aimant peu le monde, d’une santé délicate, naturellement très-sédentaire, son plus grand plaisir avait été de se charger seule de mon instruction: car ses connaissances solides, variées, lui permettaient de remplir mieux que personne la tâche qu’elle s’était imposée.
«Jugez, monseigneur, de son étonnement, du mien, lorsque à seize ans, au moment où mon éducation était presque terminée, mon père, prétextant la faiblesse de la santé de ma mère, nous annonça qu’une jeune veuve fort distinguée, que de grands malheurs rendaient très-intéressante, se chargerait d’achever ce que ma mère avait commencé… Ma mère se refusa d’abord au désir de mon père. Moi-même je le suppliai de ne pas mettre entre elle et moi une étrangère; il fut inexorable, malgré nos larmes. M meRoland, veuve d’un colonel mort dans l’Inde, disait-elle, vint habiter avec nous et fut chargée de remplir auprès de moi les fonctions d’institutrice.
– Comment! c’est cette M meRoland que monsieur votre père a épousée presque aussitôt après votre mariage?
– Oui, monseigneur.
– Elle était donc très-belle?
– Médiocrement jolie, monseigneur.
– Très-spirituelle, alors?
– De la dissimulation, de la ruse, rien de plus. Elle avait vingt-cinq ans environ, des cheveux blonds très-pâles, des cils presque blancs, de grands yeux ronds d’un bleu clair; sa physionomie était humble et doucereuse; son caractère, perfide jusqu’à la cruauté, était en apparence prévenant jusqu’à la bassesse.
– Et son instruction?
– Complètement nulle, monseigneur; et je ne puis comprendre comment mon père, jusqu’alors si esclave des convenances, n’avait pas songé que l’incapacité de cette femme trahirait scandaleusement le véritable motif de sa présence chez lui. Ma mère lui fit observer que M meRoland était d’une ignorance profonde; il lui répondit, avec un accent qui n’admettait pas de réplique, que, savante ou non, cette jeune et intéressante veuve garderait chez lui la position qu’il lui avait faite. Je l’ai su plus tard: dès ce moment ma pauvre mère comprit tout et s’affecta profondément, déplorant moins, je pense, l’infidélité de mon père que les désordres intérieurs que cette liaison devait amener et dont le bruit pouvait parvenir jusqu’à moi.
– Mais, en effet, même au point de vue de sa folle passion, monsieur votre père faisait, ce me semble, un mauvais calcul, en introduisant cette femme chez lui.
Читать дальше