La frise de la cheminée, de marbre blanc, et ses deux cariatides d’une beauté antique et d’une grâce exquise étaient dues au ciseau magistral de Marochetti, cet artiste éminent ayant consenti à sculpter ce délicieux chef-d’œuvre, se souvenant sans doute que Benvenuto ne dédaignait pas de modeler des aiguières et des armures.
Deux candélabres et deux flambeaux de vermeil, précieusement travaillés par Gouthière, accompagnaient la pendule, bloc carré de lapis-lazuli, élevé sur un socle de jaspe oriental et surmonté d’une large et magnifique coupe d’or émaillée, enrichie de perles et de rubis, et appartenant au plus beau temps de la Renaissance florentine.
Plusieurs excellents tableaux de l’école vénitienne, de moyenne grandeur, complétaient un ensemble d’une haute magnificence.
Grâce à une innovation charmante, ce joli salon était doucement éclairé par une lampe dont le globe de cristal dépoli disparaissait à demi au milieu d’une touffe de fleurs naturelles contenues dans une profonde et immense coupe de japon bleue, pourpre et or, suspendue au plafond, comme un lustre, par trois grosses chaînes de vermeil, auxquelles s’enroulaient les tiges vertes de plusieurs plantes grimpantes; quelques-uns de leurs rameaux flexibles et chargés de fleurs, débordant la coupe, retombaient gracieusement, comme une frange de fraîche verdure, sur la porcelaine émaillée d’or, de pourpre et d’azur.
Nous insistons sur ces détails, sans doute puérils, pour donner une idée du bon goût naturel de M med’Harville (symptôme presque toujours sûr d’un bon esprit), et parce que certaines misères ignorées, certains mystérieux malheurs semblent encore plus poignants lorsqu’ils contrastent avec les apparences de ce qui fait aux yeux de tous la vie heureuse et enviée.
Plongée dans un grand fauteuil totalement recouvert d’étoffe couleur paille, comme les autres sièges, Clémence d’Harville, coiffée en cheveux, portait une robe de velours noir montante, sur laquelle se découpait le merveilleux travail de son large col et de ses manchettes plates en point d’Angleterre, qui empêchaient le noir du velours de trancher trop crûment sur l’éblouissante blancheur de ses mains et de son cou.
À mesure qu’approchait le moment de son entrevue avec Rodolphe, l’émotion de la marquise redoublait. Pourtant sa confusion fit place à des pensées plus résolues: après de longues réflexions, elle prit le parti de confier à Rodolphe un grand… un cruel secret, espérant que son extrême franchise lui concilierait peut-être une estime dont elle se montrait si jalouse.
Ravivé par la reconnaissance, son premier penchant pour Rodolphe se réveillait avec une nouvelle force. Un de ces pressentiments qui trompent rarement les cœurs aimants lui disait que le hasard seul n’avait pas amené le prince si à point pour la sauver et qu’en cessant depuis quelques mois de la voir il avait cédé à un sentiment tout autre que celui de l’aversion. Un vague instinct élevait aussi dans l’esprit de Clémence des doutes sur la sincérité de l’affection de Sarah.
Au bout de quelques minutes, un valet de chambre, après avoir discrètement frappé, entra et dit à Clémence:
– Madame la marquise veut-elle recevoir M meAsthon et mademoiselle?
– Mais sans doute, comme toujours…, répondit M med’Harville. Et sa fille entra lentement dans le salon.
C’était une enfant de quatre ans, qui eût été d’une charmante figure sans sa pâleur maladive et sa maigreur extrême. M me Asthon, sa gouvernante, la tenait par la main; Claire (c’était le nom de l’enfant), malgré sa faiblesse, se hâta d’accourir vers sa mère en lui tendant les bras. Deux nœuds de rubans cerise rattachaient au-dessus de chaque tempe ses cheveux bruns, nattés et roulés de chaque côté de son front; sa santé était si frêle qu’elle portait une petite douillette de soie brune ouatée au lieu d’une de ces jolies robes de mousseline blanche, garnies de rubans pareils à la coiffure, et bien décolletées, afin qu’on puisse voir ces bras roses, ces épaules fraîches et satinées, si charmants chez les enfants bien portants.
Les grands yeux noirs de cette enfant semblaient énormes, tant ses joues étaient creuses. Malgré cette apparence débile, un sourire plein de gentillesse et de grâce épanouit les traits de Claire lorsqu’elle fut placée sur les genoux de sa mère, qui l’embrassait avec une sorte de tendresse triste et passionnée.
– Comment a-t-elle été depuis tantôt, madame Asthon? demanda M med’Harville à la gouvernante.
– Assez bien, madame la marquise, quoiqu’un moment j’aie craint…
– Encore! s’écria Clémence en serrant sa fille contre son cœur avec un mouvement d’effroi involontaire.
– Heureusement, madame, je m’étais trompée, dit la gouvernante; l’accès n’a pas eu lieu, M lleClaire s’est calmée; elle n’a éprouvé qu’un moment de faiblesse… Elle a peu dormi cette après-dînée; mais elle n’a pas voulu se coucher sans venir embrasser M me la marquise.
– Pauvre petit ange aimé! dit M med’Harville en couvrant sa fille de baisers.
Celle-ci lui rendait ses caresses avec une joie enfantine, lorsque le valet de chambre ouvrit les deux battants de la porte du salon et annonça:
– Son Altesse Sérénissime monseigneur le grand-duc de Gerolstein!
Claire, montée sur les genoux de sa mère, lui avait jeté ses deux bras autour du cou et l’embrassait étroitement. À l’aspect de Rodolphe, Clémence rougit, posa doucement sa fille sur le tapis, fit signe à M meAsthon d’emmener l’enfant et se leva.
– Vous me permettrez, madame, dit Rodolphe en souriant après avoir salué respectueusement la marquise, de renouveler connaissance avec mon ancienne petite amie, qui, je le crains bien, m’aura oublié.
Et se courbant un peu, il tendit la main à Claire.
Celle-ci attacha d’abord curieusement sur lui ses deux grands yeux noirs; puis, le reconnaissant, elle fit un gentil signe de tête et lui envoya un baiser du bout de ses doigts amaigris.
– Vous reconnaissez monseigneur, mon enfant? demanda Clémence à Claire.
Celle-ci baissa la tête affirmativement et envoya un nouveau baiser à Rodolphe.
– Sa santé paraît s’être améliorée depuis que je ne l’ai vue, dit-il avec intérêt en s’adressant à Clémence.
– Monseigneur, elle va un peu mieux, quoique toujours souffrante.
La marquise et le prince, aussi embarrassés l’un que l’autre en songeant à leur prochain entretien, étaient presque satisfaits de le voir reculé de quelques minutes par la présence de Claire; mais la gouvernante ayant discrètement emmené l’enfant, Rodolphe et Clémence se trouvèrent seuls.
Le fauteuil de M med’Harville était placé à droite de la cheminée, où Rodolphe, resté debout, s’accoudait légèrement.
Jamais Clémence n’avait été plus frappée du noble et gracieux ensemble des traits du prince; jamais sa voix ne lui avait semblé plus douce et plus vibrante.
Sentant combien il était pénible pour la marquise de commencer cette conversation, Rodolphe lui dit:
– Vous avez été, madame, victime d’une trahison indigne: une lâche délation de la comtesse Sarah Mac-Gregor a failli vous perdre.
– Il serait vrai, monseigneur? s’écria Clémence. Mes pressentiments ne me trompaient donc pas… Et comment Votre Altesse a-t-elle pu savoir?…
– Hier, par hasard, au bal de la comtesse ***, j’ai découvert le secret de cette infamie. J’étais assis dans un endroit écarté du jardin d’hiver. Ignorant qu’un massif de verdure me séparait d’eux et me permettait de les entendre, la comtesse Sarah et son frère vinrent s’entretenir près de moi de leurs projets et du piège qu’ils vous tendaient. Voulant vous prévenir du péril dont vous étiez menacée, je me rendis à la hâte au bal de M mede Nerval, croyant vous y trouver: vous n’y aviez pas paru. Vous écrire ici ce matin, c’était exposer ma lettre à tomber entre les mains du marquis, dont les soupçons devaient être éveillés. J’ai préféré aller vous attendre rue du Temple, pour déjouer la trahison de la comtesse Sarah. Vous me pardonnez, n’est-ce pas, de vous entretenir si longtemps d’un sujet qui doit vous être désagréable? Sans la lettre que vous avez eu la bonté de m’écrire… de ma vie je ne vous eusse parlé de tout ceci…
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