– Votre étonnement redoublerait encore, monseigneur, si vous saviez que mon père est l’homme du caractère le plus formaliste et le plus entier que je connaisse; il fallait, pour l’amener à un pareil oubli de toute convenance, l’influence excessive de M me Roland, influence d’autant plus certaine qu’elle la dissimulait sous les dehors d’une violente passion pour lui.
– Mais quel âge avait donc alors monsieur votre père?
– Soixante ans environ.
– Et il croyait à l’amour de cette jeune femme?
– Mon père a été un des hommes les plus à la mode de son temps; M meRoland, obéissant à son instinct ou à d’habiles conseils…
– Des conseils! Et qui pouvait la conseiller?
– Je vous le dirai tout à l’heure, monseigneur. Devinant qu’un homme à bonnes fortunes, lorsqu’il atteint la vieillesse, aime d’autant plus à être flatté sur ses agréments extérieurs que ces louanges lui rappellent le plus beau temps de sa vie, cette femme, le croiriez-vous, monseigneur? flatta mon père sur la grâce et sur le charme de ses traits, sur l’élégance inimitable de sa taille et de sa tournure; et il avait soixante ans… Tout le monde apprécie sa haute intelligence, et il a donné aveuglément dans ce piège grossier. Telle a été, telle est encore, je n’en doute pas, la cause de l’influence de cette femme sur lui. Tenez, monseigneur, malgré mes tristes préoccupations, je ne puis m’empêcher de sourire en me rappelant avoir, avant mon mariage, souvent entendu dire et soutenir par M meRoland que ce qu’elle appelait la «maturité réelle» était le plus bel âge de la vie. Cette «maturité réelle» ne commençait guère, il est vrai, que vers cinquante-cinq ou soixante ans.
– L’âge de monsieur votre père?
– Oui, monseigneur. Alors seulement, disait M meRoland, l’esprit et l’expérience avaient acquis leur dernier développement; alors seulement un homme éminemment placé dans le monde jouissait de toute la considération à laquelle il pouvait prétendre; alors seulement aussi l’ensemble de ses traits, la bonne grâce de ses manières atteignaient leur perfection, la physionomie offrant à cette époque de la vie un rare et divin mélange de gracieuse sérénité et de douce gravité. Enfin, une légère teinte de mélancolie, causée par les déceptions qu’amène toujours l’expérience, complétait le charme irrésistible de la «maturité réelle»; charme seulement appréciable, se hâtait d’ajouter M meRoland, pour les femmes d’esprit et de cœur qui ont le bon goût de hausser les épaules aux éclats de la jeunesse effarée de ces petits étourdis de quarante ans, dont le caractère n’offre aucune sûreté et dont les traits d’une insignifiante juvénilité ne sont pas encore poétisés par cette majestueuse expression qui décèle la science profonde de la vie.
Rodolphe ne put s’empêcher de sourire de la verve ironique avec laquelle M med’Harville traçait le portrait de sa belle-mère.
– Il est une chose que je ne pardonne jamais aux gens ridicules, dit-il à la marquise.
– Quoi donc, monseigneur?
– C’est d’être méchants… cela empêche de rire d’eux tout à son aise.
– C’est peut-être un calcul de leur part, dit Clémence.
– Je le croirais assez, et c’est dommage; car, par exemple, si je pouvais oublier que cette M meRoland vous a nécessairement fait beaucoup de mal, je m’amuserais fort de cette invention de «maturité réelle» opposée à la folle jeunesse de ces étourneaux de quarante ans, qui, selon cette femme, semblent à peine «sortir de page», comme auraient dit nos grands-parents.
– Du moins, mon père est, je crois, heureux des illusions dont, à cette heure, ma belle-mère l’entoure.
– Et sans doute, dès à présent, punie de sa fausseté, elle subit les conséquences de son semblant d’amour passionné; monsieur votre père l’a prise au mot, il l’entoure de solitude et d’amour. Or, permettez-moi de vous le dire, la vie de votre belle-mère doit être aussi insupportable que celle de son mari doit être heureuse: figurez-vous l’orgueilleuse joie d’un homme de soixante ans, habitué au succès, qui se croit encore assez passionnément aimé d’une jeune femme pour lui inspirer le désir de s’enfermer avec lui dans un complet isolement.
– Aussi, monseigneur, puisque mon père se trouve heureux, je n’aurais peut-être pas à me plaindre de M meRoland; mais son odieuse conduite envers ma mère… mais la part malheureusement trop active qu’elle a prise à mon mariage causent mon aversion pour elle, dit M med’Harville après un moment d’hésitation.
Rodolphe la regarda avec surprise.
– M. d’Harville est votre ami, monseigneur, reprit Clémence d’une voix ferme. Je sais la gravité des paroles que je viens de prononcer… Tout à l’heure vous me direz si elles sont justes. Mais je reviens à M meRoland, établie auprès de moi comme institutrice, malgré son incapacité reconnue. Ma mère eut à ce sujet une explication pénible avec mon père, et lui signifia que, voulant au moins protester contre l’intolérable position de cette femme, elle ne paraîtrait plus désormais à table si M meRoland ne quittait pas à l’instant la maison. Ma mère était la douceur, la bonté même; mais elle devenait d’une indomptable fermeté lorsqu’il s’agissait de sa dignité personnelle. Mon père fut inflexible, elle tint sa promesse; de ce moment, nous vécûmes complètement retirées dans son appartement. Mon père me témoigna dès lors autant de froideur qu’à ma mère, pendant que M meRoland faisait presque publiquement les honneurs de notre maison, toujours en qualité de mon institutrice.
– À quelles extrémités une folle passion ne porte-t-elle pas les esprits les plus éminents! Et puis on nous enorgueillit bien plus en nous louant des qualités ou des avantages que nous ne possédons pas ou que nous ne possédons plus, qu’en nous louant de ceux que nous avons. Prouver à un homme de soixante ans qu’il n’en a que trente, c’est l’ a b c de la flatterie… et plus une flatterie est grossière, plus elle a de succès… Hélas nous autres princes, nous savons cela.
– On fait à ce sujet tant d’expériences sur vous; monseigneur…
– Sous ce rapport, monsieur votre père a été traité en roi… Mais votre mère devait horriblement souffrir.
– Plus encore pour moi que pour elle, monseigneur, car elle songeait à l’avenir… Sa santé, déjà très-délicate, s’affaiblit encore; elle tomba gravement malade; la fatalité voulut que le médecin de la maison, M. Sorbier, mourût; ma mère avait toute confiance en lui, elle le regretta vivement. M meRoland avait pour médecin et pour ami un docteur italien d’un grand mérite, disait-elle; mon père, circonvenu, le consulta quelquefois, s’en trouva bien, et le proposa à ma mère, qui le prit, hélas! et ce fut lui qui la soigna pendant sa dernière maladie… (À ces mots, les yeux de M med’Harville se remplirent de larmes.) J’ai honte de vous avouer cette faiblesse, monseigneur, ajouta-t-elle, mais, par cela seulement que ce médecin avait été donné à mon père par M meRoland, il m’inspirait (alors sans aucune raison) un éloignement involontaire; je vis avec une sorte de crainte ma mère lui accorder sa confiance; pourtant, sous le rapport de la science, le docteur Polidori…
– Que dites-vous, madame? s’écria Rodolphe.
– Qu’avez-vous, monseigneur? dit Clémence stupéfaite de l’expression des traits de Rodolphe.
«Mais non, se dit le prince en se parlant à lui-même, je me trompe sans doute… il y a cinq ou six ans de cela, tandis que l’on m’a dit que Polidori n’était à Paris que depuis deux ans environ, caché sous un faux nom… c’est bien lui que j’ai vu hier… ce charlatan Bradamanti… Pourtant… deux médecins de ce nom [29]… quelle singulière rencontre!…»
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