«En arrivant aux Aubiers (c’est le nom de la terre de mon père), la première personne qui vint à notre rencontre fut M meRoland. Elle avait été s’établir dans cette terre le jour de la mort de ma mère. Malgré son air humble et doucereux, elle laissait déjà percer une joie triomphante mal dissimulée. Je n’oublierai jamais le regard à la fois ironique et méchant qu’elle me jeta lors de mon arrivée; elle semblait me dire: «Je suis ici chez moi, c’est vous qui êtes l’étrangère.» Un nouveau chagrin m’était réservé: soit manque de tact impardonnable, soit impudence éhontée, cette femme occupait l’appartement de ma mère. Dans mon indignation, je me plaignis à mon père d’une pareille inconvenance; il me répondit sévèrement que cela devait d’autant moins m’étonner qu’il fallait m’habituer à considérer et à respecter M meRoland comme une seconde mère. Je lui dis que ce serait profaner ce nom sacré, et à son grand courroux je ne manquai aucune occasion de témoigner mon aversion à M meRoland; plusieurs fois il s’emporta et me réprimanda durement devant cette femme. Il me reprochait mon ingratitude, ma froideur envers l’ange de consolation que la Providence nous avait envoyé. «Je vous en prie, mon père, parlez pour vous», lui dis-je un jour. Il me traita cruellement. M meRoland, de sa voix mielleuse, intercéda pour moi avec une profonde hypocrisie. «Soyez indulgent pour Clémence, disait-elle: les regrets que lui inspire l’excellente personne que nous pleurons tous sont si naturels, si louables, qu’il faut avoir égard à sa douleur, et la plaindre même dans ses emportements. – Eh bien! me disait mon père en me montrant M meRoland avec admiration, vous l’entendez! Est-elle assez bonne, assez généreuse? C’est en vous jetant dans ses bras que vous devriez lui répondre. – Cela est inutile, mon père; madame me hait… et je la hais. – Ah! Clémence! vous me faites bien du mal, mais je vous pardonne, ajouta M meRoland en levant les yeux au ciel. – Mon amie! ma noble amie! s’écria mon père d’une voix émue, calmez-vous, je vous en conjure: par égard pour moi, ayez pitié d’une folle assez à plaindre pour vous méconnaître ainsi! Puis, me lançant des regards irrités: – Tremblez, s’écria-t-il, si vous osez encore outrager l’âme la plus belle qu’il y ait au monde; faites-lui à l’instant vos excuses. – Ma mère me voit et m’entend… elle ne me pardonnerait pas cette lâcheté», dis-je à mon père; et je sortis, le laissant occupé de consoler M meRoland et d’essuyer ses larmes menteuses… Pardon, monseigneur, de m’appesantir sur ces puérilités, mais elles peuvent seules vous donner une idée de la vie que je menais alors.
– Je crois assister à ces scènes intérieures si tristement et si humainement vraies… Dans combien de familles elles ont dû se renouveler, et combien de fois elles se renouvelleront encore!… Rien de plus vulgaire, et partant rien de plus habile que la conduite de M meRoland; cette simplicité de moyens dans la perfidie la met à la portée de tant d’intelligences médiocres… Et encore ce n’est pas cette femme qui était habile, c’est votre père qui était aveugle; mais en quelle qualité présentait-il M meRoland au voisinage?
– Comme mon institutrice et son amie… et on l’acceptait ainsi.
– Je n’ai pas besoin de vous demander s’il vivait dans le même isolement?
– À l’exception de quelques rares visites, forcées par des relations de voisinage et d’affaires, nous ne voyions personne; mon père, complètement dominé par sa passion et cédant sans doute aux instances de M meRoland, quitta au bout de trois mois à peine le deuil de ma mère, sous prétexte que le deuil… se portait dans le cœur… Sa froideur pour moi augmenta de plus en plus, son indifférence allait à ce point qu’il me laissait une liberté incroyable pour une jeune personne de mon âge. Je le voyais à l’heure du déjeuner: il rentrait ensuite chez lui avec M meRoland, qui lui servait de secrétaire pour sa correspondance d’affaires; puis il sortait avec elle en voiture ou à pied et ne rentrait qu’une heure avant le dîner… M meRoland faisait une fraîche et charmante toilette; mon père s’habillait avec une recherche étrange à son âge; quelquefois, après dîner, il recevait les gens qu’il ne pouvait s’empêcher de voir; il faisait ensuite, jusqu’à dix heures, une partie de trictrac avec M meRoland, puis il lui offrait le bras pour la conduire à la chambre de ma mère, lui baisait respectueusement la main et se retirait. Quant à moi, je pouvais disposer de ma journée, monter à cheval suivie d’un domestique, ou faire à ma guise de longues promenades dans les bois qui environnaient le château; quelquefois, accablée de tristesse, je ne parus pas au déjeuner, mon père ne s’en inquiéta même pas…
– Quel singulier oubli!… quel abandon!…
– Ayant plusieurs fois de suite rencontré un de nos voisins dans les bois où je montais ordinairement à cheval, je renonçai à ces promenades et je ne sortis plus du parc.
– Mais quelle était la conduite de cette femme envers vous lorsque vous étiez seule avec elle?
– Ainsi que moi, elle évitait autant que possible ces rencontres. Une seule fois, faisant allusion à quelques paroles dures que je lui avais adressées la veille, elle me dit froidement: «Prenez garde, vous voulez lutter avec moi… vous serez brisée. – Comme ma mère? lui dis-je; il est fâcheux, madame, que M. Polidori ne soit pas là pour vous affirmer que ce sera… après-demain.» Ces mots firent sur M meRoland une impression profonde qu’elle surmonta bientôt. Maintenant que je sais, grâce à vous, monseigneur, ce que c’est que le docteur Polidori, et de quoi il est capable, l’espèce d’effroi que témoigna M meRoland en m’entendant lui rappeler ces mystérieuses paroles confirmerait peut-être d’horribles soupçons… Mais non… non, je ne veux pas croire cela… Je serais trop épouvantée en songeant que mon père est à cette heure presque à la merci de cette femme.
– Et que vous répondit-elle lorsque vous lui avez rappelé ces mots de Polidori?
– Elle rougit d’abord; puis, surmontant son émotion, elle me demanda froidement ce que je voulais dire. «Quand vous serez seule, madame, interrogez-vous à ce sujet, vous vous répondrez.» À peu de temps de là eut lieu une scène qui décida pour ainsi dire de mon sort. Parmi un grand nombre de tableaux de famille ornant un salon où nous nous rassemblions le soir, se trouvait le portrait de ma mère. Un jour je m’aperçus de sa disparition. Deux de nos voisins avaient dîné avec nous: l’un d’eux, M. Dorval, notaire du pays, avait toujours témoigné à ma mère la plus profonde vénération. En arrivant dans le salon: «Où est donc le portrait de ma mère? dis-je à mon père. – La vue de ce tableau me causait trop de regrets, me répondit mon père d’un air embarrassé, en me montrant d’un coup d’œil les étrangers témoins de cet entretien. – Et où est ce portrait maintenant, mon père?» Se tournant vers M meRoland et l’interrogeant du regard avec un mouvement d’impatience: «- Où a-t-on mis le portrait? lui demanda-t-il. – Au garde-meuble, répondit-elle en me jetant cette fois un coup d’œil de défi, croyant que la présence de nos voisins m’empêcherait de lui répondre. – Je conçois, madame, lui dis-je froidement, que le regard de ma mère devait vous peser beaucoup; mais ce n’était pas une raison pour reléguer au grenier le portrait d’une femme qui, lorsque vous étiez misérable, vous a charitablement permis de vivre dans sa maison.»
– Très-bien! s’écria Rodolphe. Ce dédain glacial était écrasant.
«- Mademoiselle! s’écria mon père. – Vous avouerez pourtant, lui dis-je en l’interrompant, qu’une personne qui insulte lâchement à la mémoire d’une femme qui lui a fait l’aumône ne mérite que dédain et aversion.»
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