– Je n’ai pas donné d’argent pour acheter la layette… je dois fournir ma part en ouvrage…, reprit la jeune fille.
– Votre part! mon bon Dieu!… mais sans vous, au lieu de cette bonne toile bien blanche, de cette futaine bien chaude, pour habiller mon enfant, je n’aurais que ces haillons que l’on traînait dans la boue de la cour… Je suis bien reconnaissante envers mes compagnes, elles ont été très-bonnes pour moi… c’est vrai… mais vous? Ô vous!… comment donc que je vous dirai cela? ajouta la pauvre créature en hésitant et très-embarrassée d’exprimer sa pensée. Tenez, reprit-elle, voilà le soleil, n’est-ce pas? Voilà le soleil?…
– Oui, Mont-Saint-Jean… voyons, je vous écoute, répondit Fleur-de-Marie en inclinant son visage enchanteur vers la hideuse figure de sa compagne.
– Mon Dieu… vous allez vous moquer de moi, reprit celle-ci tristement, je veux me mêler de parler… et je ne le sais pas…
– Dites toujours, Mont-Saint-Jean.
– Avez-vous de bons yeux d’ange! dit la prisonnière en contemplant Fleur-de-Marie dans une sorte d’extase, ils m’encouragent… vos bons yeux… voyons, je vas tâcher de dire ce que je voulais; voilà le soleil, n’est-ce pas? Il est bien chaud, il égaie la prison, il est bien agréable à voir et à sentir, pas vrai?
– Sans doute…
– Mais une supposition… ce soleil… ne s’est pas fait tout seul, et si on est reconnaissant pour lui, à plus forte raison pour…
– Pour celui qui l’a créé, n’est-ce pas, Mont-Saint-Jean?… Vous avez raison… aussi celui-là on doit le prier, l’adorer… C’est Dieu.
– C’est ça… voilà mon idée, s’écria joyeusement la prisonnière; c’est ça: je dois être reconnaissante pour mes compagnes; mais je dois vous prier, vous adorer, vous, la Goualeuse, car c’est vous qui les avez rendues bonnes pour moi, au lieu de méchantes qu’elles étaient.
– C’est Dieu qu’il faut remercier, Mont-Saint-Jean, et non pas moi.
– Oh! si… vous, vous… je vous vois… vous m’avez fait du bien et par vous et par les autres.
– Mais si je suis bonne comme vous dites, Mont-Saint-Jean, c’est Dieu qui m’a faite ainsi… c’est donc lui qu’il faut remercier.
– Ah! dame… alors, peut-être bien… puisque vous le dites, reprit la prisonnière indécise; si ça vous fait plaisir… comme ça… à la bonne heure…
– Oui, ma pauvre Mont-Saint-Jean… priez-le souvent… ce sera la meilleure manière de me prouver que vous m’aimez un peu…
– Si je vous aime, la Goualeuse! Mon Dieu, mon Dieu!!! Mais vous ne vous souvenez donc plus de ce que vous disiez aux autres détenues pour les empêcher de me battre? «Ce n’est pas seulement elle que vous battez… c’est aussi son enfant…» Eh bien!… c’est tout de même, pour vous aimer; ça n’est pas seulement pour moi que je vous aime, c’est aussi pour mon enfant…
– Merci, merci, Mont-Saint-Jean, vous me faites plaisir en me disant cela.
Et Fleur-de-Marie émue tendit sa main à sa compagne.
– Quelle belle petite menotte de fée!… Est-elle blanche et mignonne! dit Mont-Saint-Jean en se reculant comme si elle eût craint de toucher, de ses vilaines mains rouges et sordides, cette main charmante.
Pourtant, après un moment d’hésitation, elle effleura respectueusement de ses lèvres le bout des doigts effilés que lui présentait Fleur-de-Marie; puis, s’agenouillant brusquement, elle se mit à la contempler fixement dans un recueillement attentif, profond.
– Mais venez donc vous asseoir là… près de moi, lui dit la Goualeuse.
– Oh! pour ça non, par exemple… jamais… jamais…
– Pourquoi cela?
– Respect de la discipline, comme disait autrefois mon brave Mont-Saint-Jean; soldats ensemble, officiers ensemble, chacun avec ses pareils.
– Vous êtes folle… Il n’y a aucune différence entre nous deux…
– Aucune différence… mon bon Dieu! Et vous dites cela quand je vous vois comme je vous vois, aussi belle qu’une reine; oh! tenez… qu’est-ce que cela vous fait?… Laissez-moi là, à genoux, vous bien, bien regarder comme tout à l’heure… Dame… qui sait?… Quoique je sois un vrai monstre, mon enfant vous ressemblera peut-être… On dit que quelquefois par un regard… ça arrive.
Puis, par un scrupule d’une incroyable délicatesse chez une créature de cette espèce, craignant d’avoir peut-être humilié ou blessé Fleur-de-Marie par ce vœu singulier. Mont-Saint-Jean ajouta tristement:
– Non, non, je dis cela en plaisantant, allez, la Goualeuse… je ne me permettrais pas de vous regarder dans cette idée-là… sans que vous me le permettiez… Mon enfant sera aussi laid que moi… qu’est-ce que ça me fait?… Je ne l’en aimerai pas moins; pauvre petit malheureux, il n’a pas demandé à naître, comme on dit… Et s’il vit… qu’est-ce qu’il deviendra? dit-elle d’un air sombre et abattu. Hélas!… oui… qu’est-ce qu’il deviendra, mon Dieu?
La Goualeuse tressaillit à ces paroles.
En effet, que pouvait devenir l’enfant de cette misérable, avilie, dégradée, pauvre et méprisée?… Quel sort!… Quel avenir!…
– Ne pensez pas à cela, Mont-Saint-Jean, reprit Fleur-de-Marie; espérez que votre enfant trouvera des personnes charitables sur son chemin.
– Oh! on n’a pas deux fois la chance, voyez-vous, la Goualeuse, dit amèrement Mont-Saint-Jean en secouant la tête; je vous ai rencontrée… vous, c’est déjà un grand hasard… Et, tenez, soit dit sans vous offenser, j’aurais mieux aimé que mon enfant ait eu ce bonheur-là que moi. Ce vœu-là… c’est tout ce que je peux lui donner.
– Priez, priez… Dieu vous exaucera.
– Allons, je prierai, si ça vous fait plaisir, la Goualeuse, ça me portera peut-être bonheur; au fait, qui m’aurait dit, quand la Louve me battait, et que j’étais le pâtiras de tout le monde, qu’il se trouverait là un bon petit ange sauveur qui, avec sa jolie voix douce, serait plus fort que tout le monde et que la Louve, qui est si forte et si méchante?…
– Oui, mais la Louve a été bien bonne pour vous… quand elle a réfléchi que vous étiez doublement à plaindre.
– Oh! ça c’est vrai… grâce à vous, et je ne l’oublierai jamais… Mais dites donc, la Goualeuse, pourquoi donc a-t-elle, depuis l’autre jour, demandé à changer de quartier, la Louve… elle qui, malgré ses colères, avait l’air de ne pouvoir plus se passer de vous?
– Elle est un peu capricieuse…
– C’est drôle… une femme qui est venue ce matin du quartier de la prison où est la Louve dit qu’elle est toute changée…
– Comment cela?
– Au lieu de quereller ou de menacer le monde, elle est triste… triste, et s’isole dans les coins; si on lui parle, elle vous tourne le dos et ne vous répond pas. À présent la voir muette, elle qui criait toujours, c’est étonnant, n’est-ce pas? Et puis cette femme m’a dit encore une chose, mais pour cela… je ne le crois pas.
– Quoi donc?
– Elle a dit avoir vu pleurer la Louve… pleurer la Louve, c’est impossible.
– Pauvre Louve! c’est à cause de moi qu’elle a voulu changer de quartier… je l’ai chagrinée sans le vouloir, dit la Goualeuse en soupirant.
– Vous, chagriner quelqu’un, mon bon ange sauveur…
À ce moment l’inspectrice, M meArmand, entra dans le préau. Après avoir cherché des yeux Fleur-de-Marie, elle vint à elle l’air satisfait et souriant.
– Bonne nouvelle, mon enfant…
– Que dites-vous, madame? s’écria la Goualeuse en se levant.
– Vos amis ne vous ont pas oubliée, ils ont obtenu votre mise en liberté… M. le directeur vient d’en recevoir l’avis.
Читать дальше