– Il serait possible, madame? Ah! quel bonheur! Mon Dieu!… Et l’émotion de Fleur-de-Marie fut si violente qu’elle pâlit, mit sa main sur son cœur qui battait avec violence et retomba sur son banc.
– Calmez-vous, mon enfant, lui dit M meArmand avec bonté, heureusement ces secousses-là sont sans danger.
– Ah! madame, que de reconnaissance!…
– C’est sans doute M med’Harville qui a obtenu votre liberté… Il y a là une vieille dame chargée de vous conduire chez des personnes qui s’intéressent à vous… Attendez-moi, je vais revenir vous prendre, j’ai quelques mots à dire à l’atelier.
Il serait difficile de peindre l’expression de morne désolation qui assombrit les traits de Mont-Saint-Jean, en apprenant que son bon ange sauveur, comme elle appelait la Goualeuse, allait quitter Saint-Lazare.
La douleur de cette femme était moins causée par la crainte de redevenir le souffre-douleur de la prison que par le chagrin de se voir séparée du seul être qui lui eût jamais témoigné quelque intérêt.
Toujours assise au pied du banc, Mont-Saint-Jean porta ses mains aux deux touffes de cheveux hérissés qui sortaient en désordre de son vieux bonnet noir, comme pour se les arracher; puis, cette violente affliction faisant place à l’abattement, elle laissa retomber sa tête et resta muette, immobile, le front caché dans ses mains, les coudes appuyés sur ses genoux.
Malgré sa joie de quitter la prison, Fleur-de-Marie ne put s’empêcher de frissonner un moment au souvenir de la Chouette et du Maître d’école, se rappelant que ces deux monstres lui avaient fait jurer de ne pas informer ses bienfaiteurs de son triste sort.
Mais ces funestes pensées s’effacèrent bientôt de l’esprit de Fleur-de-Marie devant l’espoir de revoir Bouqueval, M meGeorges, Rodolphe, à qui elle voulait recommander la Louve et Martial; il lui semblait même que le sentiment exalté qu’elle se reprochait d’éprouver pour son bienfaiteur, n’étant plus nourri par le chagrin et par la solitude, se calmerait dès qu’elle reprendrait ses occupations rustiques, qu’elle aimait tant à partager avec les bons et simples habitants de la ferme.
Étonnée du silence de sa compagne, silence dont elle ne soupçonnait pas la cause, la Goualeuse lui toucha légèrement l’épaule, en disant:
– Mont-Saint-Jean, puisque me voilà libre… ne pourrais-je pas vous être utile à quelque chose?
En sentant la main de la Goualeuse, la prisonnière tressaillit, laissa retomber ses bras sur ses genoux et tourna vers la jeune fille son visage ruisselant de larmes.
Une si amère douleur éclatait sur la figure de Mont-Saint-Jean que sa laideur disparaissait.
– Mon Dieu!… Qu’avez-vous? lui dit la Goualeuse; comme vous pleurez!
– Vous vous en allez! murmura la détenue d’une voix entrecoupée de sanglots; je n’avais pourtant jamais pensé que d’un moment à l’autre vous partiriez d’ici… et que je ne vous verrais plus… plus… jamais…
– Je vous assure que je me souviendrai toujours de votre amitié… Mont-Saint-Jean.
– Mon Dieu, mon Dieu!… Et dire que je vous aimais déjà tant… Quand j’étais là assise par terre, à vos pieds… il me semblait que j’étais sauvée… que je n’avais plus rien à craindre. Ce n’est pas pour les coups que les autres vont peut-être recommencer à me donner que je dis cela… j’ai la vie dure… Mais enfin il me semblait que vous étiez ma bonne chance et que vous porteriez bonheur à mon enfant, rien que parce que vous aviez eu pitié de moi… C’est vrai, allez, ça; quand on est habitué à être maltraité, on est plus sensible que d’autres à la bonté. Puis, s’interrompant pour éclater encore en sanglots, elle s’écria: Allons, c’est fini… c’est fini… Au fait… ça devait arriver un jour ou l’autre… mon tort est de n’y avoir jamais pensé… C’est fini… plus rien… plus rien…
– Allons, courage, je me souviendrai de vous, comme vous vous souviendrez de moi.
– Oh! pour ça on me couperait en morceaux plutôt que de me faire vous renier ou vous oublier: je deviendrais vieille, vieille, comme les rues, que j’aurais toujours devant les yeux votre belle figure d’ange. Le premier mot que j’apprendrai à mon enfant, ça sera votre nom, la Goualeuse, car il vous aura dû de n’être pas mort de froid…
– Écoutez-moi, Mont-Saint-Jean, dit Fleur-de-Marie, touchée de l’affection de cette misérable, je ne puis rien vous promettre pour vous… quoique je connaisse des personnes bien charitables; mais pour votre enfant… c’est différent… il est innocent de tout, lui, et les personnes dont je vous parle voudront peut-être bien se charger de le faire élever quand vous pourrez vous en séparer…
– M’en séparer… jamais, oh! jamais, s’écria Mont-Saint-Jean avec exaltation: qu’est-ce que je deviendrais donc maintenant que j’ai compté sur lui…
– Mais… comment l’élèverez-vous? Fille ou garçon, il faut qu’il soit honnête, et pour cela…
– Il faut qu’il mange un pain honnête, n’est-ce pas, la Goualeuse? Je crois bien, c’est mon ambition; je me le dis tous les jours; aussi, en sortant d’ici, je ne remettrai pas le pied sous un pont… Je me ferai chiffonnière, balayeuse des rues, mais honnête; on doit ça, sinon à soi, du moins à son enfant, quand on a l’honneur d’en avoir un…, dit-elle avec une sorte de fierté.
– Et qui gardera votre enfant pendant que vous travaillerez? reprit la Goualeuse; ne vaudrait-il pas mieux, si cela est possible, comme je l’espère, le placer à la campagne chez de braves gens qui en feraient une brave fille de ferme ou un bon cultivateur? Vous viendriez de temps en temps le voir, et un jour vous trouveriez peut-être moyen de vous en rapprocher tout à fait; à la campagne on vit de si peu!
– Mais m’en séparer, m’en séparer! Je mettais toute ma joie en lui, moi qui n’ai rien qui m’aime.
– Il faut songer plus à lui qu’à vous, ma pauvre Mont-Saint-Jean; dans deux ou trois jours j’écrirai à M meArmand, et, si la demande que je compte faire en faveur de votre enfant réussit, vous n’aurez plus à dire de lui ce qui tout à l’heure m’a tant navrée: «Hélas! mon Dieu, que deviendra-t-il?»
L’inspectrice, M meArmand, interrompit cet entretien; elle venait chercher Fleur-de-Marie. Après avoir de nouveau éclaté en sanglots et baigné de larmes désespérées les mains de la jeune fille, Mont-Saint-Jean retomba sur le banc dans un accablement stupide, ne songeant pas même à la promesse que Fleur-de-Marie venait de lui faire à propos de son enfant.
– Pauvre créature! dit M meArmand en sortant du préau suivie de Fleur-de-Marie. Sa reconnaissance envers vous me donne meilleure opinion d’elle.
En apprenant que la Goualeuse était graciée, les autres détenues, loin de se montrer jalouses de cette faveur, en témoignèrent leur joie; quelques-unes entourèrent Fleur-de-Marie et lui firent des adieux pleins de cordialité, la félicitèrent franchement de sa prompte sortie de prison.
– C’est égal, dit l’une d’elles; cette petite blonde nous a fait passer un bon moment… c’est quand nous avons boursillé pour la layette de Mont-Saint-Jean. On se souviendra de cela à Saint-Lazare.
Lorsque Fleur-de-Marie eut quitté le bâtiment des prisons sous la conduite de l’inspectrice, celle-ci lui dit:
– Maintenant, mon enfant, rendez-vous au vestiaire où vous déposerez vos vêtements de détenue pour reprendre vos habits de paysanne, qui, par leur simplicité rustique, vous seyaient si bien; adieu, vous allez être heureuse, car vous allez vous trouver sous la protection de personnes recommandables, et vous quittez cette maison pour n’y jamais rentrer. Mais… tenez… je ne suis guère raisonnable, dit M meArmand, dont les yeux se mouillèrent de larmes; il m’est impossible de vous cacher combien je m’étais déjà attachée à vous, pauvre petite! Puis, voyant le regard de Fleur-de-Marie devenir humide aussi, l’inspectrice ajouta: Vous ne m’en voudrez pas, je l’espère, d’attrister ainsi votre départ?
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