Personne.
Le riche est jeté au milieu de la société avec sa richesse, comme le pauvre avec sa pauvreté.
On ne prend pas plus de souci du superflu de l’un que des besoins de l’autre.
On ne songe pas plus à moraliser la fortune que l’infortune.
N’est-ce pas au pouvoir à remplir cette grande et noble tâche?
Si, prenant enfin en pitié les misères, les douleurs toujours croissantes des travailleurs encore résignés… réprimant une concurrence mortelle à tous, abordant enfin l’imminente question de l’organisation du travail, il donnait lui-même le salutaire exemple de l’association des capitaux et du labeur…
Mais d’une association honnête, intelligente, équitable, qui assurerait le bien-être de l’artisan sans nuire à la fortune du riche… et qui, établissant entre ces deux classes des liens d’affection, de reconnaissance, sauvegarderait à jamais la tranquillité de l’État…
Combien seraient puissantes les conséquences d’un tel enseignement pratique!
Parmi les riches, qui hésiterait alors:
Entre les chances improbes, désastreuses de l’agiotage,
Les farouches jouissances de l’avarice,
Les folles vanités d’une dissipation ruineuse,
Ou un placement à la fois fructueux, bienfaisant, qui répandrait l’aisance, la moralité, le bonheur, la joie dans vingt familles?…
… J’ai cru – j’ai vu – je pleure…
WORDSWORTH
Le lendemain de cette soirée où le comte de Saint-Remy avait été si indignement joué par son fils, une scène touchante se passait à Saint-Lazare, à l’heure de la récréation des détenues.
Ce jour-là, pendant la promenade des autres prisonnières, Fleur-de-Marie était assise sur un banc avoisinant le bassin du préau, et déjà surnommé le banc de la Goualeuse: par une sorte de convention tacite, les détenues lui abandonnaient cette place, qu’elle aimait, car la douce influence de la jeune fille avait encore augmenté.
La Goualeuse affectionnait ce banc situé près du bassin, parce qu’au moins le peu de mousse qui veloutait les margelles de ce réservoir lui rappelait la verdure des champs, de même que l’eau limpide dont il était rempli lui rappelait la petite rivière du village de Bouqueval.
Pour le regard attristé du prisonnier, une touffe d’herbe est une prairie… une fleur est un parterre…
Confiante dans les affectueuses promesses de M med’Harville, Fleur-de-Marie s’était attendue depuis deux jours à quitter Saint-Lazare.
Quoiqu’elle n’eût aucune raison de s’inquiéter du retard que l’on apportait à sa sortie de prison, la jeune fille, dans son habitude du malheur, osait à peine espérer d’être libre…
Depuis son retour parmi ces créatures, dont l’aspect, dont le langage ravivaient à chaque instant dans son âme le souvenir incurable de sa première honte, la tristesse de Fleur-de-Marie était devenue plus accablante encore.
Ce n’est pas tout.
Un nouveau sujet de trouble, de chagrin, presque d’épouvante pour elle, naissait de l’exaltation passionnée de sa reconnaissance envers Rodolphe.
Chose étrange! elle ne sondait la profondeur de l’abîme où elle avait été plongée que pour mesurer la distance qui la séparait de cet homme dont la grandeur lui semblait surhumaine… de cet homme à la fois d’une bonté si auguste… et d’une puissance si redoutable aux méchants…
Malgré le respect dont était empreinte son adoration pour lui, quelquefois hélas! Fleur-de-Marie craignait de reconnaître dans cette adoration les caractères de l’amour, mais d’un amour aussi caché que profond, aussi chaste que caché, aussi désespéré que chaste.
La malheureuse enfant n’avait cru lire dans son cœur cette désolante révélation qu’après son entretien avec M med’Harville, éprise elle-même pour Rodolphe d’une passion qu’il ignorait.
Après le départ et les promesses de la marquise, Fleur-de-Marie aurait dû être transportée de joie en songeant à ses amis de Bouqueval, à Rodolphe qu’elle allait revoir…
Il n’en fut rien.
Son cœur se serra douloureusement. Sans cesse revenaient à son souvenir les paroles acerbes, les regards hautains, scrutateurs, de M med’Harville, lorsque la pauvre prisonnière s’était élevée jusqu’à l’enthousiasme en parlant de son bienfaiteur.
Par une singulière intuition, la Goualeuse avait ainsi surpris une partie du secret de M med’Harville.
«L’exaltation de ma reconnaissance pour M. Rodolphe a blessé cette jeune dame si belle et d’un rang si élevé, pensa Fleur-de-Marie… Maintenant je comprends l’amertume de ses paroles, elles exprimaient une jalousie dédaigneuse…
«Elle! jalouse de moi? Il faut donc qu’elle l’aime… et que je l’aime aussi, lui?… Il faut donc que mon amour se soit trahi malgré moi?…
«L’aimer… moi, moi… créature à jamais flétrie, ingrate et misérable que je suis… oh! si cela était… mieux vaudrait cent fois la mort…»
Hâtons-nous de le dire, la malheureuse enfant, qui semblait vouée à tous les martyres, s’exagérait ce qu’elle appelait son amour.
À sa gratitude profonde envers Rodolphe, se joignait son admiration involontaire pour la grâce, la force, la beauté qui le distinguaient entre tous; rien de plus immatériel, rien de plus pur que cette admiration; mais elle existait vive et puissante, parce que la beauté physique est toujours attrayante.
Et puis enfin, la voix du sang, si souvent niée, muette, ignorante ou méconnue, se fait parfois entendre; ces élans de tendresse passionnée qui entraînaient Fleur-de-Marie vers Rodolphe, et dont elle s’effrayait, parce que, dans son ignorance, elle en dénaturait la tendance, ces élans résultaient de mystérieuses sympathies, aussi évidentes mais aussi inexplicables que la ressemblance des traits…
En un mot, Fleur-de-Marie, apprenant qu’elle était fille de Rodolphe, se fût expliqué la vive attraction qu’elle ressentait pour lui; alors, complètement éclairée, elle eût admiré, sans scrupule, la beauté de son père.
Ainsi s’explique l’abattement de Fleur-de-Marie, quoiqu’elle dût s’attendre d’un moment à l’autre, d’après la promesse de M med’Harville, à quitter Saint-Lazare.
Fleur-de-Marie, mélancolique et pensive, était donc assise sur un banc auprès du bassin, regardant avec une sorte d’intérêt machinal les jeux de quelques oiseaux effrontés qui venaient s’ébattre sur les margelles de pierre. Un moment elle avait cessé de travailler à une petite brassière d’enfant qu’elle finissait d’ourler.
Est-il besoin de dire que cette brassière appartenait à la nouvelle layette si généreusement offerte à Mont-Saint-Jean par les prisonnières, grâce à la touchante intervention de Fleur-de-Marie?
La pauvre et difforme protégée de la Goualeuse était assise à ses pieds; tout en s’occupant de parfaire un petit bonnet, de temps à autre elle jetait sur sa bienfaitrice un regard à la fois reconnaissant, timide et dévoué… le regard du chien sur son maître.
La beauté, le charme, la douceur adorable de Fleur-de-Marie inspiraient à cette femme avilie autant d’attrait que de respect.
Il y a toujours quelque chose de saint, de grand dans les aspirations d’un cœur même dégradé, qui, pour la première fois, s’ouvre à la reconnaissance; et jusqu’alors personne n’avait mis Mont-Saint-Jean à même d’éprouver la religieuse ardeur de ce sentiment si nouveau pour elle.
Au bout de quelques minutes, Fleur-de-Marie tressaillit légèrement, essuya une larme et se remit à coudre avec activité.
– Vous ne voulez donc pas vous reposer de travailler pendant la récréation, mon bon ange sauveur? dit Mont-Saint-Jean à la Goualeuse.
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