– Jamais, jamais. Ce serait récompenser le parjure, l’égoïsme et la féroce ambition de cette mère dénaturée. Je reconnaîtrai ma fille, vous l’adopterez, et, ainsi que je l’espérais, elle trouvera en vous une affection maternelle.
– Non, monseigneur, vous ne ferez pas cela; non, vous ne laisserez pas dans l’ombre la naissance de votre enfant. La comtesse Sarah est de noble et ancienne maison; pour vous, sans doute, cette alliance est disproportionnée, mais elle est honorable. Par ce mariage, votre fille ne sera pas légitimée, mais légitime, et ainsi, quel que soit l’avenir qui l’attende, elle pourra se glorifier de son père et avouer hautement sa mère.
– Mais renoncer à vous, mon Dieu! c’est impossible. Ah! vous ne songez pas ce qu’aurait été pour moi cette vie partagée entre vous et ma fille, mes deux seuls amours de ce monde.
– Il vous reste votre enfant, monseigneur. Dieu vous l’a miraculeusement rendue. Trouver votre bonheur incomplet serait de l’ingratitude!
– Ah! vous ne m’aimez pas comme je vous aime.
– Croyez cela, monseigneur, croyez-le, le sacrifice que vous faites à vos devoirs vous semblera moins pénible.
– Mais si vous m’aimez, mais si vos regrets sont aussi amers que les miens, vous serez affreusement malheureuse. Que vous restera-t-il?
– La charité, monseigneur! cet admirable sentiment que vous avez éveillé dans mon cœur… ce sentiment qui jusqu’ici m’a fait oublier bien des chagrins, et à qui j’ai dû de bien douces consolations.
– De grâce, écoutez-moi. Soit, j’épouserai cette femme; mais une fois le sacrifice accompli, est-ce qu’il me sera possible de vivre auprès d’elle? d’elle, qui ne m’inspire qu’aversion et mépris? Non, non, nous resterons à jamais séparés l’un de l’autre, jamais elle ne verra ma fille. Ainsi Fleur-de-Marie… perdra en vous la plus tendre des mères.
– Il lui restera le plus tendre des pères. Par le mariage, elle sera la fille légitime d’un prince souverain de l’Europe, et, ainsi que vous l’avez dit, monseigneur, sa position sera aussi éclatante qu’elle était obscure.
– Vous êtes impitoyable… je suis bien malheureux!
– Osez-vous parler ainsi… vous si grand, si juste… vous qui comprenez si noblement le devoir, le dévouement et l’abnégation? Tout à l’heure, avant cette révélation providentielle, quand vous pleuriez votre enfant avec des sanglots si déchirants, si l’on vous eût dit: «Faites un vœu, un seul, et il sera réalisé», vous vous seriez écrié: «Ma fille… oh! ma fille… qu’elle vive!» Ce prodige s’accomplit… votre fille vous est rendue… et vous vous dites malheureux. Ah! monseigneur, que Fleur-de-Marie ne vous entende pas!
– Vous avez raison, dit Rodolphe après un long silence, tant de bonheur… c’eût été le ciel… sur la terre… et je ne mérite pas cela… Je ferai ce que je dois. Je ne regrette pas mon hésitation, je lui ai dû une nouvelle preuve de la beauté de votre âme.
– Cette âme, c’est vous qui l’avez agrandie, élevée. Si ce que je fais est bien, c’est vous que j’en glorifie, ainsi que je vous ai toujours glorifié des bonnes pensées que j’ai eues. Courage, monseigneur, dès que Fleur-de-Marie pourra soutenir ce voyage, emmenez-la. Une fois en Allemagne, dans ce pays si calme et si grave, sa transformation sera complète, et le passé ne sera plus pour elle qu’un songe triste et lointain.
– Mais vous? mais vous?
– Moi… je ne puis bien vous dire cela maintenant, parce que je ne pourrai le dire toujours avec joie et orgueil, mon amour pour vous sera mon ange gardien, mon sauveur, ma vertu, mon avenir; tout ce que je ferai de bien viendra de lui et retournera à lui. Chaque jour je vous écrirai, pardonnez-moi cette exigence, c’est la seule que je me permette. Vous, monseigneur, vous me répondrez quelquefois… pour me donner des nouvelles de celle qu’un moment au moins j’ai appelée ma fille, dit Clémence sans pouvoir retenir ses pleurs, et qui le sera toujours dans ma pensée; enfin, lorsque les années nous aurons donné le droit d’avouer hautement l’inaltérable affection qui nous lie… eh bien! je vous le jure sur votre fille, si vous le désirez, j’irai vivre en Allemagne, dans la même ville que vous, pour ne plus nous quitter, et terminer ainsi une vie qui aurait pu être plus digne.
– Monseigneur! s’écria Murph en entrant précipitamment, celle que Dieu vous a rendue a repris ses sens, elle renaît. Son premier mot a été: «Mon père!…» Elle demande à vous voir.
Peu d’instants après, M med’Harville avait quitté l’hôtel du prince, et celui-ci se rendait en hâte chez la comtesse Mac-Gregor, accompagné de Murph, du baron de Graün et d’un aide de camp.
Depuis que Rodolphe lui avait appris le meurtre de Fleur-de-Marie, la comtesse Sarah Mac-Gregor écrasée par cette révélation qui ruinait toutes ses espérances, torturée par un remords tardif, avait été en proie à de violentes crises nerveuses, à un effrayant délire; sa blessure, à demi cicatrisée, s’était rouverte, et une longue syncope avait momentanément fait croire à sa mort. Pourtant, grâce à la force de sa constitution, elle ne succomba pas à cette rude atteinte; une nouvelle lueur de vie vint la ranimer encore.
Assise dans un fauteuil, afin de se soustraire aux oppressions qui la suffoquaient, Sarah était depuis quelques moments plongée dans des réflexions accablantes, regrettant presque la mort à laquelle elle venait d’échapper.
Tout à coup Thomas Seyton entra dans la chambre de la comtesse; il contenait difficilement une émotion profonde; d’un signe il éloigna les deux femmes de Sarah; celle-ci parut à peine s’apercevoir de la présence de son frère.
– Comment vous trouvez-vous? lui dit-il.
– Dans le même état… j’éprouve une grande faiblesse… et de temps à autre des suffocations douloureuses… Pourquoi Dieu ne m’a-t-il pas retirée de ce monde… dans ma dernière crise?
– Sarah, reprit Thomas Seyton après un moment de silence, vous êtes entre la vie et la mort… une émotion violente pourrait vous tuer… comme elle pourrait vous sauver.
– Je n’ai plus d’émotions à éprouver, mon frère.
– Peut-être…
– La mort de Rodolphe me trouverait indifférente… le spectre de ma fille noyée… noyée par ma faute… est là… toujours là… devant moi… Ce n’est pas une émotion… c’est un remords incessant. Je suis réellement mère… depuis que je n’ai plus d’enfant.
– J’aimerais mieux retrouver en vous cette froide ambition qui vous faisait regarder votre fille comme un moyen de réaliser le rêve de votre vie.
– Les effrayants reproches du prince ont tué cette ambition, le sentiment maternel s’est éveillé en moi… au tableau des atroces misères de ma fille.
– Et…, dit Seyton en hésitant et en pesant pour ainsi dire chaque parole, si par hasard, supposons une chose impossible, un miracle, vous appreniez que votre fille vit encore, comment supporteriez-vous une telle découverte?
– Je mourrais de honte et de désespoir à sa vue.
– Ne croyez pas cela, vous seriez trop enivrée du triomphe de votre ambition! Car enfin, si votre fille avait vécu, le prince vous épousait, il vous l’avait dit.
– En admettant cette supposition insensée, il me semble que je n’aurais pas le droit de vivre. Après avoir reçu la main du prince, mon devoir serait de le délivrer… d’une épouse indigne… ma fille, d’une mère dénaturée…
L’embarras de Thomas Seyton augmentait à chaque instant. Chargé par Rodolphe, qui était dans une pièce voisine, d’apprendre à Sarah que Fleur-de-Marie vivait, il ne savait que résoudre. La vie de la comtesse était si chancelante qu’elle pouvait s’éteindre d’un moment à l’autre; il n’y avait donc aucun retard à apporter au mariage in extremis qui devait légitimer la naissance de Fleur-de-Marie. Pour cette triste cérémonie, le prince s’était fait accompagner d’un ministre, de Murph et du baron de Graün comme témoins; le duc de Lucenay et lord Douglas, prévenus à la hâte par Seyton, devaient servir de témoins à la comtesse, et venaient d’arriver à l’instant même.
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