– Je vous bénis et je vous respecte comme Dieu, monsieur Rodolphe, parce que vous avez fait pour moi ce que Dieu seul aurait pu faire, répondit la Goualeuse avec exaltation, oubliant sa timidité habituelle. Quand madame a eu la bonté de me parler à la prison, je le lui ai dit, ainsi que je le disais à tout le monde… oui, monsieur Rodolphe, aux personnes qui étaient bien malheureuses, je disais: «Espérez, M. Rodolphe soulage les malheureux.» À celles qui hésitaient entre le bien et le mal, je disais: «Courage, soyez bonnes, M. Rodolphe récompense ceux qui sont bons.» À celles qui étaient méchantes, je disais: «Prenez garde, M. Rodolphe punit les méchants.» Enfin, quand j’ai cru mourir, je me suis dit: «Dieu aura pitié de moi, car M. Rodolphe m’a jugée digne de son intérêt.»
Fleur-de-Marie, entraînée par sa reconnaissance envers son bienfaiteur, avait surmonté sa crainte, un léger incarnat colorait ses joues, et ses beaux yeux bleus, qu’elle levait au ciel comme si elle eût prié, brillaient du plus doux éclat.
Un silence de quelques secondes succéda aux paroles enthousiastes de Fleur-de-Marie; l’émotion des acteurs de cette scène était profonde.
– Je vois, mon enfant, reprit Rodolphe, pouvant à peine contenir sa joie, que dans votre cœur j’ai à peu près pris la place de votre père.
– Ce n’est pas ma faute, monsieur Rodolphe. C’est peut-être mal à moi… mais je vous l’ai dit, je vous connais et je ne connais pas mon père; et elle ajouta en baissant la tête avec confusion: Et puis, enfin, vous savez le passé… monsieur Rodolphe… et malgré cela vous m’avez comblée de bontés; mais mon père ne le sait pas, lui… ce passé. Peut-être regrettera-t-il de m’avoir retrouvée, ajouta la malheureuse enfant en frissonnant, et puisqu’il est, comme le dit madame… d’une grande naissance… sans doute il aura honte… il rougira de moi.
– Rougir de vous! s’écria Rodolphe en se redressant, le front altier, le regard orgueilleux. Rassurez-vous, pauvre enfant, votre père vous fera une position si brillante, si haute, que les plus grands parmi les grands de ce monde ne vous regarderont désormais qu’avec un profond respect. Rougir de vous! non… non. Après les reines, auxquelles vous êtes alliée par le sang… vous marcherez de pair avec les plus nobles princesses de l’Europe.
– Monseigneur! s’écrièrent à la fois Murph et Clémence, effrayés de l’exaltation de Rodolphe et de la pâleur croissante de Fleur-de-Marie, qui regardait son père avec stupeur.
– Rougir de toi! continua-t-il, oh! si j’ai jamais été heureux et fier de mon rang souverain… c’est parce que, grâce à ce rang, je puis t’élever autant que tu as été abaissée… entends-tu, mon enfant chérie… ma fille adorée?… car c’est moi… c’est moi qui suis ton père!
Et le prince, ne pouvant vaincre plus longtemps son émotion, se jeta aux pieds de Fleur-de-Marie, qu’il couvrit de larmes et de caresses.
– Soyez béni, mon Dieu! s’écria Fleur-de-Marie en joignant les mains. Il m’était permis d’aimer mon bienfaiteur autant que je l’aimais… C’est mon père… je pourrai le chérir sans remords… Soyez… béni… non.
Elle ne put achever… la secousse était trop violente; Fleur-de-Marie s’évanouit entre les bras du prince.
Murph courut à la porte du salon de service, l’ouvrit et dit:
– Le docteur David… à l’instant… pour Son Altesse Royale… quelqu’un se trouve mal.
– Malédiction sur moi!… je l’ai tuée… s’écria Rodolphe, en sanglotant, agenouillé devant sa fille. Marie… mon enfant… écoute-moi… c’est ton père… Pardon… oh! pardon… de n’avoir pu retenir plus longtemps ce secret… Je l’ai tuée… mon Dieu! je l’ai tuée!
– Calmez-vous, monseigneur, dit Clémence; il n’y a sans doute aucun danger… Voyez… ses joues sont colorées… c’est le saisissement… seulement le saisissement.
– Mais à peine convalescente… elle en mourra… Malheur! oh! malheur sur moi!
À ce moment, David, le médecin nègre, entra précipitamment, tenant à la main une petite caisse remplie de flacons, et un papier qu’il remit à Murph.
– David… ma fille se meurt… Je t’ai sauvé la vie… tu dois sauver mon enfant! s’écria Rodolphe.
Quoique stupéfait de ces paroles du prince, qui parlait de sa fille, le docteur courut à Fleur-de-Marie, que M med’Harville tenait dans ses bras, prit le pouls de la jeune fille, lui posa la main sur le front, et se retournant vers Rodolphe qui, pâle, épouvanté, attendait son arrêt:
– Il n’y a aucun danger… que Votre Altesse se rassure.
– Tu dis vrai… aucun danger… aucun?…
– Aucun, monseigneur. Quelques gouttes d’éther, et cette crise aura cessé.
– Oh! merci… David… mon bon David! s’écria le prince avec effusion. Puis, s’adressant à Clémence, Rodolphe ajouta: – Elle vit… notre fille vivra…
Murph venait de jeter les yeux sur le billet que lui avait remis David en entrant; il tressaillit et regarda le prince avec effroi.
– Oui, mon vieil ami!… reprit Rodolphe, dans peu de temps ma fille pourra dire à M mela marquise d’Harville: «Ma mère…»
– Monseigneur, dit Murph en tremblant, la nouvelle d’hier était fausse…
– Que dis-tu?
– Une crise violente, suivie d’une syncope, avait fait croire… à la mort de la comtesse Sarah…
– La comtesse!
– Ce matin… on espère la sauver.
– Ô mon Dieu!… mon Dieu! s’écria le prince atterré, pendant que Clémence le regardait avec stupeur, ne comprenant pas encore.
– Monseigneur, dit David, toujours occupé de Fleur-de-Marie, il n’y a pas la moindre inquiétude à avoir… Mais le grand air serait urgent; on pourrait rouler le fauteuil sur la terrasse en ouvrant la porte du jardin… l’évanouissement cesserait complètement.
Aussitôt Murph courut ouvrir la porte vitrée qui donnait sur un immense perron formant terrasse; puis, aidé de David, il y roula doucement le fauteuil où se trouvait la Goualeuse, toujours sans connaissance.
Rodolphe et Clémence restèrent seuls.
– Ah! madame! s’écria Rodolphe dès que Murph et David se furent éloignés, vous ne savez pas ce que c’est que la comtesse Sarah? c’est la mère de Fleur-de-Marie!
– Grand Dieu!
– Et je la croyais morte!
Il y eut un moment de profond silence.
M med’Harville pâlit beaucoup, son cœur se brisa.
– Ce que vous ignorez encore, reprit Rodolphe avec amertume, c’est que cette femme, aussi égoïste qu’ambitieuse, n’aimant en moi que le prince, m’avait, dans ma première jeunesse, amené à une union plus tard rompue. Voulant alors se remarier, la comtesse a causé tous les malheurs de son enfant en l’abandonnant à des mains mercenaires.
– Ah! maintenant, monseigneur, je comprends l’aversion que vous aviez pour elle.
– Vous comprenez aussi pourquoi, deux fois, elle a voulu vous perdre par d’infâmes délations! Toujours en proie à une implacable ambition, elle croyait me forcer de revenir à elle en m’isolant de toute affection.
– Oh! quel calcul affreux!
– Et elle n’est pas morte!
– Monseigneur, ce regret n’est pas digne de vous!
– C’est que vous ignorez tous les maux qu’elle a causés! En ce moment encore… alors que, retrouvant ma fille… j’allais lui donner une mère digne d’elle… Oh! non… non… cette femme est un démon vengeur attaché à mes pas…
– Allons, monseigneur, du courage, dit Clémence en essuyant ses larmes qui coulaient malgré elle, vous avez un grand, un saint devoir à remplir. Vous l’avez dit vous-même dans un juste et généreux élan d’amour paternel, désormais, le sort de votre fille doit être aussi heureux qu’il a été misérable. Elle doit être aussi élevée qu’elle a été abaissée. Pour cela… il faut légitimer sa naissance… pour cela, il faut épouser la comtesse Mac-Gregor.
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