Lecoq prit le cahier et lut:
«Rapport à Son Excellence M. le garde des Sceaux.
«Monsieur le ministre,
«Votre Excellence voudra bien m’excuser si je prends la liberté de lui soumettre une œuvre encore inachevée: il y a urgence, le procès pendant devant la cour d’assises de la Seine et que la voix publique désigne déjà sous le titre: Les Habits Noirs, me paraît de nature à égarer l’opinion et, ce qui est beaucoup plus grave, la justice elle-même:
«J’ai abandonné l’instruction de cette cause qui m’était confiée et qui n’est qu’une ombre, pour m’attacher à la réalité.
«Les faits que je vais avoir l’honneur de porter à la connaissance du ministre, chef de la magistrature de mon pays, sont considérables et j’ose réclamer toute son attention. Il s’agit des Habits Noirs, non point de ceux qui sont actuellement sous la main de la loi, mais des vrais Habits Noirs, c’est-à-dire, selon moi, de la plus dangereuse association de malfaiteurs qui ait existé jamais.
«Votre Excellence ne vit pas dans le cercle où cette appellation est déjà populaire, et l’administration, qui serait à même de soulever le voile, semble portée à penser qu’il s’agit d’une légende de faubourg, d’une histoire à faire peur, comme il s’en fabrique dans les bas-fonds de la vie parisienne. M. le préfet de police, à qui je me suis adressé tout d’abord, n’a certes pas transgressé à mon égard les règles de la courtoisie, mais son aide m’a manqué complètement, et j’ai cru deviner qu’il me prenait pour un rêveur.
«La raison de cette erreur est simple; et je la constate tout de suite, afin que Votre Excellence ne puisse tomber dans le même piège: les Habits Noirs n’existent pas pour la justice; ils n’ont jamais comparu devant elle; la base même de leur organisation les met à l’abri du glaive de la loi.
«Voilà précisément ce qui paraît invraisemblable et ce que j’expliquerai avec clarté dans le cours du présent travail.
«Une seule fois, à ma connaissance, et j’ai la prétention de connaître à peu près tout en cette matière qui a occupé mes jours et mes nuits depuis que j’ai l’âge d’homme, une seule fois, le mystère de l’association courut un risque sérieux parce que trois de ses membres comparurent devant un tribunal; je fais allusion à l’affaire Quattrocavalli et consorts, qui coûta la vie à mon père.
«Je place ici un court exposé historique:
«Le 30 août 1816, M. Mathieu d’Arx fut nommé procureur général près de la cour royale d’Ajaccio; au mois d’octobre de la même année, il porta la parole dans un procès important où certains personnages haut placés dans l’arrondissement de Sartène se trouvaient impliqués.
«Le maire d’un chef-lieu de canton était accusé de complicité dans un assassinat commis par les frères Quattrocavalli, notoirement connus pour faire partie de la bande des Veste Nere…»
Ici Lecoq s’interrompit et demanda:
– Que signifient ces marques au crayon rouge?
– Cela veut dire: «Passe,» mon fils, répondit le colonel; c’est la partie scientifique du travail. Nous savons tous notre histoire ancienne, et j’ai marqué les paragraphes que tu dois sauter; sans cela nous resterions en séance jusqu’à demain.
Le rapport de Remy d’Arx donnait, en effet, des détails circonstanciés sur les Camorre de l’Italie du sud et sur l’origine des premiers Habits Noirs. Ces détails se trouvent consignés dans l’avant-propos de notre récit.
Lecoq tourna deux ou trois pages et continua:
«… Il y eut acquittement devant les premiers juges. Sur l’appel du ministère public, la cause vint devant la cour d’Ajaccio, où les frères Quattrocavalli furent acquittés pour la seconde fois, malgré un ensemble de preuves que Votre Excellence trouverait sans doute accablantes. Je tiens les pièces à sa disposition.
«Dans toute cette affaire, M. Mathieu d’Arx s’était trouvé aux prises avec des difficultés d’une nature inexplicable.
«Deux jeunes gens de la ville de Sartène, évidemment innocents à ses yeux, avaient été jetés dans la cause pour donner le change à l’instruction, et les preuves fabriquées contre eux témoignaient d’une prodigieuse habileté.
«Le jury donnait à pleine course dans cette fausse voie et l’opinion de la ville était sourdement travaillée dans le même sens. On sentait là l’effort d’une influence occulte, puis puissante, qui ne put manquer de faire sur l’esprit de M. d’Arx une vive et durable impression.
«On ne peut dire qu’il devina dès l’abord la vérité dans ses détails étranges et invraisemblables, mais il avait senti l’effet, il chercha la cause, et j’ai retrouvé dans ses papiers des notes incomplètes qui semblaient être les éléments d’un rapport analogue à celui que j’ai l’honneur de présenter aujourd’hui.
«Les notes dont je parle et que je possède encore sont rares et tronquées; je n’ai pu en effet que glaner après la moisson faite; car, lors de la catastrophe qui termina sa vie, le secrétaire de mon père fut violé et ses papiers, en grande partie, furent détruits.
«Quant au rapport lui-même, je doute qu’il soit parvenu jamais au garde des Sceaux de cette époque; du moins n’en reste-t-il aucune trace aux archives.
«Du mois de décembre 1816 au mois d’avril 1820, trois tentatives d’assassinat eurent lieu sur la personne de mon père, et le 22 juin de la même année, le plancher de son cabinet s’effondra pendant qu’il était assis à son bureau.
«Il demanda et obtint son changement, non point pour fuir sa destinée; car tous ceux de ma famille savent que mon père était résigné à la mort violente qui bientôt devait le frapper, mais au contraire pour suivre la guerre engagée énergiquement, obstinément.
«Il pensait qu’une fois hors du pays de Corse, ses mouvements deviendraient plus libres et qu’il ne trouverait plus les mêmes obstacles élevés entre lui et l’autorité centrale.
«Dans le voyage qu’il fit de Marseille à Toulouse, où il devait diriger le parquet, un coup de feu, tiré derrière une haie, brisa en plein jour la portière de sa chaise de poste.
«J’étais là, bien jeune encore, ainsi que ma mère et ma sœur au berceau.
«Je fus mis au collège royal de Toulouse. Aux vacances de 1822, je trouvai mon père vieilli de vingt ans. Ma mère me dit, en pleurant, qu’à la suite d’un repas officiel à la préfecture, mon père avait failli mourir et que, depuis lors, sa santé était perdue…»
La lecture du rapport fut interrompue ici par un petit rire sec qui venait du fauteuil de la présidence.
Le colonel tournait ses pouces; il dit avec gaieté:
– Je m’en souviens de ce dîner, j’y étais.
Et il ajouta:
– Ah! ah! ce vieux Mathieu d’Arx avait la vie bien dure!
Lecoq poursuivit:
«… Le 14 juillet 1823, à neuf heures du matin, on vint me chercher au collège. Le domestique qui m’emmenait n’osa pas me dire quel affreux malheur était arrivé à la maison. Je trouvai ma mère assise dans la salle à manger; elle me regarda, mais elle ne me reconnut pas: elle était folle. Mon père avait été étouffé dans son lit, auprès duquel couchait ma petite sœur, qui avait alors trois ans et demi.
«Les assassins n’avaient pas vu d’abord l’enfant, qui s’était réveillée peut-être pendant la perpétration du crime et qui avait crié.
«Ils l’avaient enlevée – ou tuée.
«Je fus le premier à entrer dans le cabinet de mon père.
«Le bureau, le secrétaire, les casiers, tout était ravagé; on avait aussi volé de l’argent, quoique l’épargne bien modeste de l’austère magistrat ne pût être le but d’un semblable crime. Ma fortune actuelle m’est venue longtemps après et par la famille de ma mère.
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