– Et vous ne voyez pas de danger?
– Aucun danger, à moins que les mêmes causes, amenant un effet analogue…
– En résumé, interrompit le colonel, il faudrait du calme, n’est-ce pas?
– Beaucoup de calme.
– Et comment procurer du calme à la pauvre enfant! dit la marquise avec soupir. Cela ne se vend pas dans les pharmacies.
Le colonel mit un doigt sur sa bouche et murmura:
– Belle dame, le docteur ne sait rien, sinon ce qu’il m’a plu de lui dire; il est inutile de le mettre au fait, d’autant que M. Remy d’Arx est aussi son client.
– Est-ce que vous espérez encore quelque chose de ce côté-là? demanda M med’Ornans.
– Comment! si j’espère! ne vous ai-je pas recommandé la corbeille?
– Mais, après ce qui s’est passé?…
Le colonel entrouvrit sa boîte d’or et la referma sans y rien prendre, ce qu’il faisait souvent, ennemi qu’il était de tout excès.
– Je suis un singulier égoïste, murmura-t-il; je n’ai jamais très bien fait mes propres affaires, mais quand il s’agit des affaires des autres, j’avoue que j’y mets une certaine coquetterie.
– M llede Villanove, disait en ce moment le docteur insistant sur la question du calme nécessaire, n’est pas exposée à éprouver souvent des émotions semblables à celle de cette nuit: on n’arrête pas tous les jours des assassins à l’hôtel d’Ornans.
– C’est vrai, c’est vrai, fit la marquise, Dieu merci!
Puis elle ajouta pour le colonel:
– M llede Villanove! la fille de ma sœur! un assassin! J’ai beau faire, il m’arrive à chaque instant de croire que tout cela est un rêve. Je fais la part des circonstances et du terrible malheur qui transplanta sa jeunesse si loin du lieu de sa naissance, si loin du cercle où ses protecteurs naturels auraient pu veiller sur elle. Nous avions à craindre, je ne le nie pas, des chagrins de plus d’une sorte; j’ai tremblé quelquefois, quand j’étais toute seule et que je réfléchissais, de voir arriver un beau matin quelque brave garçon tournant son chapeau entre ses doigts et demandant, d’un air timide, après mademoiselle Fleurette…
– Les grandes dames ont une manière charmante de dire ces horreurs-là, murmura le colonel, qui croisa ses jambes maigres l’une sur l’autre pour se renverser dans son fauteuil.
– Horreurs, en effet! répéta la marquise. Mais alors, comment caractériser ce qui nous arrive? C’est tellement en dehors des accidents, des catastrophes même qui se peuvent prévoir…
– Cela rentre dans l’impossible, belle dame, interrompit le colonel, et voilà précisément ce qui nous sauve.
Le regard de la marquise l’interrogea.
– C’est vous-même qui m’avez dit… commença-t-elle.
– Certes, certes, interrompit pour la seconde fois le vieillard, je vous ai dit la vérité, comme toujours, la pure vérité. J’avais été témoin, et la pauvre enfant, c’est certain, à la vue du personnage, n’a caché ni son désespoir ni son amour; mais je le répète, il y a des choses impossibles. Un petit employé du commerce, un ouvrier, un saltimbanque même, étant donné le caractère résolu de votre chère nièce, nous aurait mis dans un embarras inextricable, mais celui-ci…
– Mon Dieu! mon Dieu! fit M med’Ornans qui eut un frémissement nerveux, un assassin!
– Il n’y a pas à dire, fit le colonel en comprimant un bâillement léger, c’est épouvantable, mais cela tranche la question, et la loi va se charger elle-même de supprimer notre embarras.
La marquise poussa un gros soupir.
– Et que pensera le monde? dit-elle d’une voix gémissante; le prince, qui avait la bonté de lui porter tant d’intérêt, va savoir cela, et tous nos amis, et tout Paris…
– Ta, ta, ta! fit le colonel avec une mauvaise humeur non dissimulée; n’exagérons rien. L’invraisemblance d’un pareil roman, le mariage avec un homme honorable, vont donner un éclatant démenti à des rumeurs que la malveillance seule peut colporter.
La main de la marquise lui coupa la parole en se posant sur son bras.
– Un homme honorable! répéta-t-elle tout bas.
– Douteriez-vous de M. d’Arx?
– Non, au contraire, mais à cause de l’estime singulière que je fais de lui, je me demande s’il nous est permis en conscience de l’engager dans une semblable union.
Pour le coup, les jambes du colonel se décroisèrent.
– Ah çà, chère madame, s’écria-t-il avec une colère admirablement jouée, allez-vous plaider contre votre propre nièce? et vais-je être soupçonné, moi, d’attirer mon meilleur ami dans un piège? Jusqu’à présent vous m’aviez fait l’honneur d’avoir quelque confiance en moi, vous m’accordiez en outre une certaine sagacité et je vous ai entendu dire souvent que moi seul au monde je connaissais bien M llede Villanove.
– Ma confiance n’a pas diminué, voulut dire la marquise, mais…
– Permettez! il y a un raisonnement bien simple que vous auriez dû faire, chère madame. Vous auriez pu vous dire, puisque vous me faites la grâce de me regarder comme un galant homme, que si je persiste à marier votre nièce avec ce jeune homme, non seulement honorable, mais respectable, qui est pour moi un fils, un fils bien-aimé, c’est qu’il y a en moi je ne dirai pas l’espérance, mais la certitude de faire son bonheur au moyen de cette union.
En toute occasion, M med’Ornans subissait énergiquement l’empire de cette intelligence très supérieure à la sienne.
– Que Dieu vous entende! dit-elle pourtant; je suis habituée à vous croire, mais ne me serait-il pas possible d’interroger cette enfant quand elle va revenir à elle? Je voudrais savoir le fond même de sa pensée.
– C’est tout naturel, chère madame; répliqua le colonel, qui se leva et prit son chapeau; mais, en ce cas, je vous offre ma démission et j’ai bien l’honneur de vous saluer.
– Mais pourquoi? fit la marquise, étonnée; quelle mouche vous pique!
– Je travaille seul, bonne amie, répondit délibérément le vieillard, ou je ne travaille pas du tout. Je me déclare trop vieux pour traîner votre voiture si vous vous amusez vous-même à mettre des bâtons dans les roues. Vous connaissez le moyen préconisé par La Cuisinière bourgeoise pour faire un civet: il faut d’abord un lièvre; eh bien! pour faire un mariage, il faut une épousée. Le docteur, qui ne trouve peut-être pas très poli notre aparté prolongé, vient de nous dire que le salut de M llede Villanove était au prix d’un calme absolu, et votre première idée est de l’interroger, de la tourmenter plutôt. Quelque bonté, quelque délicatesse que vous mettiez dans votre interrogatoire, ne voyez-vous pas d’ici l’émotion revenue, le trouble, le choc des souvenirs imprudemment réveillés!…
Il avait élevé la voix et tourné furtivement son regard vers le Dr Samuel.
Celui-ci était homme sans doute à comprendre la signification d’un coup d’œil, car il agita les mains d’un air effrayé et dit:
– Pas si haut, je vous en prie! nous arrivons à l’instant critique.
– Vous voyez, madame, reprit le colonel, qui baissa aussitôt la voix jusqu’au murmure.
Il ajouta en prenant la main de la marquise:
– Nous ne nous brouillons pas pour cela, mais voici mon dernier mot: lequel de nous deux va se retirer? Je ne veux de vous sous aucun prétexte au chevet de Valentine en ce moment dangereux où elle reprendra ses sens.
– Je m’en vais, dit précipitamment M med’Ornans, gardez-nous tout votre intérêt, bien cher ami, nous en avons grand besoin.
Il lui offrit son bras et la reconduisit jusqu’à la porte.
– Et mettez vos inquiétudes de côté, chère madame, dit-il en arrivant au seuil: puisque j’ai carte blanche, je réponds de tout. Voyons, vous aviez l’intention de vous reposer un peu, je vous accorde quatre heures de bon sommeil, jusqu’à midi; mais après votre déjeuner qu’on attelle et voyagez tout l’après-midi pour la corbeille.
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