– Salut, mon fils, vous avez accompli notre loi!
– Vous! balbutia Reynier. Mon père!…
– Vous le saviez, répliqua Julian. Moi de même; quand j’ai essayé de vous tuer, je savais que vous étiez mon fils. Chez nous, c’est le droit du sang. J’ai tué mon aïeul qui avait tué mon père et mon frère.
Vincent râlait, mais il écoutait. Irène elle-même prêtait l’oreille, oppressée qu’elle était par une indicible terreur. Le comte Julian dit encore en s’adressant à elle:
– Jeune fille, je te hais parce que tu l’aimes. Le fils que tu lui donneras sera ma vengeance.
Il faiblissait. Son sang coulait à flots. Sa main quitta sa blessure pour écarter ses vêtements. Elle reparut tenant une clef ciselée.
– Reynier, la reconnais-tu? s’écria Vincent retrouvant un éclair de force au fond de sa passion. C’est celle qui était dans le tableau! c’est la clef du trésor. Prends-la, fils, prends-la! et ouvre la caisse si tu m’aimes! Je veux mourir en contemplant le trésor. Le trésor, le trésor, le trésor!
Le comte Julian tendait la clef à Reynier.
– C’est la clef du trésor, répéta-t-il, et le trésor est là. De sa main il montrait la caisse.
– Prends! mais prends donc! râlait Vincent. C’est à toi! c’est à toi! Prends, ou je te maudis!
Reynier, machinalement avança la main, mais Irène, bondissant sur ses pieds, saisit la clef qu’elle jeta au loin.
La tête de Vincent heurta le sol lourdement.
Le comte Julian se laissa tomber le visage contre terre.
Irène entoura Reynier de ses bras et l’entraîna au-dehors en disant:
– Viens! la folie de l’or te prendrait. Je la sens qui me gagne. C’est l’enfer ici. Viens vite; le trésor tue, le trésor damne. C’est le trésor qui est parricide!
Comme Reynier hésitait, elle le souleva presque, dans l’élan de sa fièvre, et s’écria:
– Choisis entre le trésor et moi, car je veux être mère!
Reynier la suivit. Il avait compris la dernière parole prononcée par elle, malgré son étrange profondeur.
Vincent Carpentier avait essayé de se traîner vers la clef, mais il était mort à moitié chemin.
Le comte Julian tourna son regard mourant vers ceux qui fuyaient et murmura:
– Fille divine! as-tu vaincu la destinée? Serais-je le dernier maudit?
À cette heure suprême, il avait la beauté de Satan foudroyé. Il ajouta, pendant qu’un rayon plus sombre illuminait sa prunelle: car lui aussi avait compris la mystérieuse parole d’Irène:
– Je ne serai pas vengé; s’il reste pauvre, il pourra aimer son fils, et son fils l’aimera…
Il se tut.
La lampe éclairait deux cadavres.
Une heure s’écoula. Il faisait grand jour au-dehors. Paris éveillé rendait ce murmure large et profond qui est comme le souffle de la monstrueuse cité.
Mais Paris ne savait pas l’histoire de la dernière heure. Il passait, insouciant, autour de la mare de sang qui rougissait le dénouement de ce drame-apologue.
Paris, du reste, a-t-il besoin de voir en action la morale de cette sinistre fable: la malédiction de l’or! N’assiste-t-il pas tous les jours à quelque tragédie publique ou privée dont chaque larme, dont chaque goutte de sang crie ou râle: «L’argent tue, l’argent damne!»
Il y a un proverbe qui excite le sourire, un adage décrépit qui radote depuis le commencement du monde: «La richesse ne fait pas le bonheur.»
Ni l’honneur, ajouterons-nous.
Et ce ne sera pas assez dire. L’argent fait le malheur et la honte.
Dans les jours prospères, de semblables paroles soulèvent les épaules de la foule. On les relègue au grenier des lieux communs démodés.
Mais vient une heure où tout cœur saigne, parce qu’un voile de deuil pèse sur le front de la patrie: chacun se recueille au fond de sa tristesse. On se sent d’autant plus humilié qu’on était plus fier, d’autant plus faible qu’on se croyait plus fort. La conscience alors s’éveille.
Et l’on se demande, dans l’étonnement d’une chute qui semblait impossible: d’où vient ce désastre inouï?
Les faits répondent, et voici ce qui se dégage de leur lamentable clameur:
Ce n’est pas l’ennemi qui nous a vaincus, c’est le vol.
L’or nous a tués, l’or nous a damnés. Notre armée dédoublée avait une réserve en papier, nos fusils ne partaient pas, nos cartouches contenaient du son; pas de fourrage pour nos chevaux, pas de pain pour nos hommes; des uniformes en amadou, des souliers dont la semelle était faite avec de vieilles gazettes…
Car les crimes de l’or sont ainsi: horribles autant que grotesques.
Partout la fraude glaçant le courage, le vol paralysant l’héroïsme; partout l’or, l’ignoble soif de l’or acharnée comme un cancer au sein de la patrie expirante!
On dit même que les mains crochues allèrent plus loin que le vol, et qu’il y eut des hommes, des femmes aussi pour vendre le secret des derniers efforts de notre agonie…
Mais ces pages qui sont l’œuvre frivole d’un conteur, n’ont peut-être pas le droit d’effleurer des sujets si graves. Achevons notre histoire.
C’était à midi sonnant que le fantôme du colonel Bozzo-Corona, apparu la nuit dernière aux Compagnons du Trésor, dans les bosquets du Père-Lachaise, leur avait donné rendez-vous.
Il avait promis de les recevoir rue Thérèse, dans son ancien hôtel, transformé en couvent.
Il leur avait promis, en outre, le partage si longtemps attendu des richesses de la Merci, sous condition que l’association, travaillant pour lui, ferait disparaître Vincent Carpentier, Reynier et surtout le cavalier Mora.
La comtesse Marguerite et ses associés ignoraient-ils que le Fantôme et le cavalier Mora étaient une seule et même personne? Cela importait peu au colonel. Il était comme ces tyrans qui mentent sans désir de tromper, parce qu’ils se sentent assez puissants pour imposer le mensonge.
Pour tout le monde, ce rendez-vous était une bataille, un défi, le colonel comptait bien que ses adversaires serait armés; seulement, il se croyait certain de leur opposer des armes supérieures.
Vers sept heures du matin, la comtesse Marguerite de Clare, devançant le rendez-vous de près d’une demi-journée, tourna dans son équipage l’angle de la rue Thérèse. Elle rencontra le Dr Samuel à la porte de l’hôtel.
Celui-ci venait à pied. Il était très pâle. Il annonça à Marguerite la disparition de Cocotte, de Piquepuce et de Roblot, qui étaient les meilleurs officiers subalternes de l’association.
Malgré cette perte, le docteur avait pu rassembler un nombre suffisant d’affiliés aux abords de l’hôtel, et Marguerite reconnut aux tables du café voisin la figure hétéroclite de Similor, buvant à sa santé en respectable compagnie.
Ce fut Marguerite elle-même qui souleva le marteau de la porte cochère. Personne ne répondit à l’intérieur.
Une pauvre femme qui passait dit:
– Si c’est pour voir les bonnes religieuses, vous arrivez trop tard. Le couvent a déménagé cette nuit.
Samuel et Marguerite se regardèrent.
– Si vous avez peur, prononça tout bas celle-ci, j’entrerai seule. Samuel poussa de la main le battant de la porte, qui céda aussitôt. Ils passèrent ensemble le seuil. La cour était déserte, ainsi que les écuries et remises dont les portes restaient grandes ouvertes.
Au contraire, la conciergerie et les divers étages des bâtiments qui entouraient la cour, montraient leurs volets fermés.
Marguerite entra par l’escalier de droite qui donnait accès autrefois dans les appartements privés du colonel Bozzo-Corona. Nous nous souvenons que la majeure partie de l’hôtel était, en ce temps-là, dévolue aux bureaux de l’association philanthropique fondée par le vieux démon, déguisé en bienfaiteur de l’humanité.
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