Du noir passé perçant les voiles,
Notre esprit flotte sans repos
Entre tous ces compteurs d’étoiles
Et tous ces compteurs de troupeaux.
Dans nos temps, où l’aube enfin dore
Les bords du terrestre ravin,
Le rêve humain s’approche encore
Plus près de l’idéal divin.
L’homme que la brume enveloppe,
Dans le ciel que Jésus ouvrit,
Comme à travers un télescope
Regarde à travers son esprit.
L’âme humaine, après le Calvaire,
A plus d’ampleur et de rayon;
Le grossissement de ce verre
Grandit encor la vision.
La solitude vénérable
Mène aujourd’hui l’homme sacré
Plus avant dans l’impénétrable,
Plus loin dans le démesuré.
Oui, si dans l’homme, que le nombre
Et le temps trompent tour à tour,
La foule dégorge de l’ombre,
La solitude fait le jour.
Le désert au ciel nous convie.
Ô seuil de l’azur! l’homme seul,
Vivant qui voit hors de la vie,
Lève d’avance son linceul.
Il parle aux voix que Dieu fit taire,
Mêlant sur son front pastoral
Aux lueurs troubles de la terre
Le serein rayon sépulcral.
Dans le désert, l’esprit qui pense
Subit par degrés sous les cieux
La dilatation immense
De l’infini mystérieux.
Il plonge au fond. Calme, il savoure
Le réel, le vrai, l’élément.
Toute la grandeur qui l’entoure
Le pénètre confusément.
Sans qu’il s’en doute, il va, se dompte,
Marche, et, grandissant en raison,
Croît comme l’herbe aux champs, et monte
Comme l’aurore à l’horizon.
Il voit, il adore, il s’effare;
Il entend le clairon du ciel,
Et l’universelle fanfare
Dans le silence universel.
Avec ses fleurs au pur calice,
Avec sa mer pleine de deuil,
Qui donne un baiser de complice
À l’âpre bouche de l’écueil,
Avec sa plaine, vaste bible,
Son mont noir, son brouillard fuyant,
Regards du visage invisible,
Syllabes du mot flamboyant;
Avec sa paix, avec son trouble,
Son bois voilé, son rocher nu,
Avec son écho qui redouble
Toutes les voix de l’inconnu,
La solitude éclaire, enflamme,
Attire l’homme aux grands aimants,
Et lentement compose une âme
De tous les éblouissements!
L’homme en son sein palpite et vibre,
Ouvrant son aile, ouvrant ses yeux,
Étrange oiseau d’autant plus libre
Que le mystère le tient mieux.
Il sent croître en lui, d’heure en heure,
L’humble foi, l’amour recueilli,
Et la mémoire antérieure
Qui le remplit d’un vaste oubli.
Il a des soifs inassouvies;
Dans son passé vertigineux,
Il sent revivre d’autres vies;
De son âme il compte les nœuds.
Il cherche au fond des sombres dômes
Sous quelles formes il a lui;
Il entend ses propres fantômes
Qui lui parlent derrière lui.
Il sent que l’humaine aventure
N’est rien qu’une apparition;
Il se dit: – Chaque créature
Est toute la création.
Il se dit: – Mourir, c’est connaître;
Nous cherchons l’issue à tâtons.
J’étais, je suis, et je dois être.
L’ombre est une échelle. Montons. –
Il se dit: – Le vrai, c’est le centre.
Le reste est apparence ou bruit.
Cherchons le lion, et non l’antre;
Allons où l’œil fixe reluit. –
Il sent plus que l’homme en lui naître;
Il sent, jusque dans ses sommeils,
Lueur à lueur, dans son être,
L’infiltration des soleils.
Ils cessent d’être son problème;
Un astre est un voile. Il veut mieux;
Il reçoit de leur rayon même
Le regard qui va plus loin qu’eux.
Pendant que, nous, hommes des villes,
Nous croyons prendre un vaste essor
Lorsqu’entre en nos prunelles viles
Le spectre d’une étoile d’or;
Que, savants dont la vue est basse,
Nous nous ruons et nous brûlons
Dans le premier astre qui passe,
Comme aux lampes les papillons,
Et qu’oubliant le nécessaire,
Nous contentant de l’incomplet,
Croyant éclairés, ô misère!
Ceux qu’éclaire le feu follet,
Prenant pour l’être et pour l’essence
Les fantômes du ciel profond,
Voulant nous faire une science
Avec des formes qui s’en vont,
Ne comprenant, pour nous distraire
De la terre, où l’homme est damné,
Qu’un autre monde, sombre frère
De notre globe infortuné,
Comme l’oiseau né dans la cage,
Qui, s’il fuit, n’a qu’un vol étroit,
Ne sait pas trouver le bocage,
Et va d’un toit à l’autre toit;
Chercheurs que le néant captive,
Qui, dans l’ombre, avons en passant
La curiosité chétive
Du ciron pour le ver luisant,
Poussière admirant la poussière,
Nous poursuivons obstinément,
Grains de cendre, un grain de lumière
En fuite dans le firmament!
Pendant que notre âme humble et lasse
S’arrête au seuil du ciel béni,
Et va becqueter dans l’espace
Une miette de l’infini,
Lui, ce berger, ce passant frêle,
Ce pauvre gardeur de bétail
Que la cathédrale éternelle
Abrite sous son noir portail,
Cet homme qui ne sait pas lire,
Cet hôte des arbres mouvants,
Qui ne connaît pas d’autre lyre
Que les grands bois et les grands vents,
Lui, dont l’âme semble étouffée,
Il s’envole, et, touchant le but,
Boit avec la coupe d’Orphée
À la source où Moïse but!
Lui, ce pâtre, en sa Thébaïde,
Cet ignorant, cet indigent,
Sans docteur, sans maître, sans guide,
Fouillant, scrutant, interrogeant
De sa roche où la paix séjourne,
Les cieux noirs, les bleus horizons,
Double ornière où sans cesse tourne
La roue énorme des saisons;
Seul, quand mai vide sa corbeille,
Quand octobre emplit son panier;
Seul, quand l’hiver à notre oreille
Vient siffler, gronder, et nier;
Quand sur notre terre, où se joue
Le blanc flocon flottant sans bruit,
La mort, spectre vierge, secoue,
Ses ailes pâles dans la nuit;
Quand, nous glaçant jusqu’aux vertèbres,
Nous jetant la neige en rêvant,
Ce sombre cygne des ténèbres
Laisse tomber sa plume au vent;
Quand la mer tourmente la barque;
Quand la plaine est là, ressemblant
À la morte dont un drap marque
L’obscur profil sinistre et blanc;
Seul sur cet âpre monticule,
À l’heure où, sous le ciel dormant,
Les méduses du crépuscule
Montrent leur face vaguement;
Seul la nuit, quand dorment ses chèvres,
Quand la terre et l’immensité
Se referment comme deux lèvres
Après que le psaume est chanté;
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