Ceux dont les yeux pensifs contemplent la nature
Voyaient l’urne d’en haut, vague rondeur obscure,
Se pencher dans les cieux,
Et verser sur les monts, sur les campagnes blondes,
Et sur les flots confus pleins de rumeurs profondes,
Le soir silencieux!
Les nuages rampaient le long des promontoires;
Mon âme, où se mêlaient ces ombres et ces gloires,
Sentait confusément
De tout cet océan, de toute cette terre,
Sortir sous l’œil de Dieu je ne sais quoi d’austère,
D’auguste et de charmant!
J’avais à mes côtés ma fille bien-aimée.
La nuit se répandait ainsi qu’une fumée.
Rêveur, ô Jéhovah,
Je regardais en moi, les paupières baissées,
Cette ombre qui se fait aussi dans nos pensées
Quand ton soleil s’en va!
Soudain l’enfant bénie, ange au regard de femme,
Dont je tenais la main et qui tenait mon âme,
Me parla, douce voix!
Et, me montrant l’eau sombre et la rive âpre et brune,
Et deux points lumineux qui tremblaient sur la dune:
– Père, dit-elle, vois,
Vois donc, là-bas, où l’ombre aux flancs des coteaux rampe,
Ces feux jumeaux briller comme une double lampe
Qui remuerait au vent!
Quels sont ces deux foyers qu’au loin la brume voile?
– L’un est un feu de pâtre et l’autre est une étoile;
Deux mondes, mon enfant!
Deux mondes! – l’un est dans l’espace,
Dans les ténèbres de l’azur,
Dans l’étendue où tout s’efface,
Radieux gouffre! abîme obscur!
Enfant, comme deux hirondelles,
Oh! si tous deux, âmes fidèles,
Nous pouvions fuir à tire-d’ailes,
Et plonger dans cette épaisseur
D’où la création découle,
Où flotte, vit, meurt, brille et roule
L’astre imperceptible à la foule,
Incommensurable au penseur;
Si nous pouvions franchir ces solitudes mornes,
Si nous pouvions passer les bleus septentrions,
Si nous pouvions atteindre au fond des cieux sans bornes
Jusqu’à ce qu’à la fin, éperdus, nous voyions,
Comme un navire en mer croît, monte, et semble éclore,
Cette petite étoile, atome de phosphore,
Devenir par degrés un monstre de rayons;
S’il nous était donné de faire
Ce voyage démesuré,
Et de voler, de sphère en sphère,
À ce grand soleil ignoré;
Si, par un archange qui l’aime,
L’homme aveugle, frémissant, blême,
Dans les profondeurs du problème,
Vivant, pouvait être introduit;
Si nous pouvions fuir notre centre,
Et, forçant l’ombre où Dieu seul entre,
Aller voir de près dans leur antre
Ces énormités de la nuit;
Ce qui t’apparaîtrait te ferait trembler, ange!
Rien, pas de vision, pas de songe insensé,
Qui ne fût dépassé par ce spectacle étrange,
Monde informe, et d’un tel mystère composé,
Que son rayon fondrait nos chairs, cire vivante,
Et qu’il ne resterait de nous dans l’épouvante
Qu’un regard ébloui sous un front hérissé!
Ô contemplation splendide!
Oh! de pôles, d’axes, de feux,
De la matière et du fluide,
Balancement prodigieux!
D’aimant qui lutte, d’air qui vibre,
De force esclave et d’éther libre,
Vaste et magnifique équilibre!
Monde rêve! idéal réel!
Lueurs! tonnerres! jets de soufre!
Mystère qui chante et qui souffre!
Formule nouvelle du gouffre!
Mot nouveau du noir livre ciel!
Tu verrais! – un soleil; autour de lui des mondes,
Centres eux-mêmes, ayant des lunes autour d’eux;
Là, des fourmillements de sphères vagabondes;
Là, des globes jumeaux qui tournent deux à deux;
Au milieu, cette étoile, effrayante, agrandie;
D’un coin de l’infini formidable incendie,
Rayonnement sublime ou flamboiement hideux!
Regardons, puisque nous y sommes!
Figure-toi! figure-toi!
Plus rien des choses que tu nommes!
Un autre monde! une autre loi!
La terre a fui dans l’étendue;
Derrière nous elle est perdue!
Jour nouveau! nuit inattendue!
D’autres groupes d’astres au ciel!
Une nature qu’on ignore,
Qui, s’ils voyaient sa fauve aurore,
Ferait accourir Pythagore
Et reculer Ézéchiel!
Ce qu’on prend pour un mont est une hydre; ces arbres
Sont des bêtes; ces rocs hurlent avec fureur;
Le feu chante; le sang coule aux veines des marbres.
Ce monde est-il le vrai? le nôtre est-il l’erreur?
Ô possibles qui sont pour nous les impossibles!
Réverbérations des chimères visibles!
Le baiser de la vie ici nous fait horreur.
Et, si nous pouvions voir les hommes,
Les ébauches, les embryons,
Qui sont là ce qu’ailleurs nous sommes,
Comme, eux et nous, nous frémirions!
Rencontre inexprimable et sombre!
Nous nous regarderions dans l’ombre
De monstre à monstre, fils du nombre
Et du temps qui s’évanouit;
Et, si nos langages funèbres
Pouvaient échanger leurs algèbres,
Nous dirions: «Qu’êtes-vous, ténèbres?»
Ils diraient: «D’où venez-vous, nuit?»
Sont-ils aussi des cœurs, des cerveaux, des entrailles?
Cherchent-ils comme nous le mot jamais trouvé?
Ont-ils des Spinosa qui frappent aux murailles,
Des Lucrèce niant tout ce qu’on a rêvé,
Qui, du noir infini feuilletant les registres,
Ont écrit: Rien, au bas de ses pages sinistres;
Et, penchés sur l’abîme, ont dit: «L’œil est crevé!»
Tous ces êtres, comme nous-même,
S’en vont en pâles tourbillons;
La création mêle et sème
Leur cendre à de nouveaux sillons;
Un vient, un autre le remplace,
Et passe sans laisser de trace;
Le souffle les crée et les chasse;
Le gouffre en proie aux quatre vents,
Comme la mer aux vastes lames,
Mêle éternellement ses flammes
À ce sombre écroulement d’âmes,
De fantômes et de vivants!
L’abîme semble fou sous l’ouragan de l’être.
Quelle tempête autour de l’astre radieux!
Tout ne doit que surgir, flotter et disparaître,
Jusqu’à ce que la nuit ferme à son tour ses yeux;
Car, un jour, il faudra que l’étoile aussi tombe;
L’étoile voit neiger les âmes dans la tombe,
L’âme verra neiger les astres dans les cieux!
Par instants, dans le vague espace,
Regarde, enfant! tu vas la voir!
Une brusque planète passe;
C’est d’abord au loin un point noir;
Plus prompte que la trombe folle,
Elle vient, court, approche, vole;
À peine a lui son auréole,
Que déjà, remplissant le ciel,
Sa rondeur farouche commence
À cacher le gouffre en démence,
Et semble ton couvercle immense,
Ô puits du vertige éternel!
C’est elle! éclair! voilà sa livide surface
Avec tous les frissons de ses océans verts!
Elle apparaît, s’en va, décroît, pâlit, s’efface,
Et rentre, atome obscur, aux cieux d’ombre couverts,
Et tout s’évanouit, vaste aspect, bruit sublime… –
Quel est ce projectile inouï de l’abîme?
Ô boulets monstrueux qui sont des univers!
Dans un éloignement nocturne,
Roule avec un râle effrayant
Quelque épouvantable Saturne
Tournant son anneau flamboyant;
La braise en pleut comme d’un crible;
Jean de Patmos, l’esprit terrible,
Vit en songe cet astre horrible
Et tomba presque évanoui;
Car, rêvant sa noire épopée,
Il crut, d’éclairs enveloppée,
Voir fuir une roue, échappée
Au sombre char d’Adonaï!
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