Même si elle était quelquefois applaudie parce qu’elle avait choisi un air qui plaisait aux clients d’une table, elle jouait dans l’inattention générale. Elle était chichement payée pour ajouter des bruits harmonieux à la cacophonie du restaurant. C’était son modeste boulot. Elle ne se plaignait pas, et moins encore enrageait contre ces mufles qui bâfraient sans prêter attention à sa musique. Au contraire, elle paraissait heureuse, son visage comme illuminé par les sons qu’elle tirait allègrement du piano, appliquée à jouer le mieux possible, concentrée sur son art et sa technique, indifférente à l’indifférence qui l’entourait. Et c’était ce plaisir et cette joie étranges, presque déplacés, inexplicables, qui piquaient la curiosité de quelques déjeuneurs et dîneurs, les rendaient tout à coup attentifs à la vieille pianiste, et même, suspendant leur fourchette, les touchaient au cœur.
Elle jouait presque toujours les mêmes morceaux, mais jamais dans le même ordre. Summertime, La Vie en rose, Night and day, Les Feuilles mortes, La Mer, Lady be good, Je suis venu te dire que je m’en vais, Avec le temps, Is this love . Quoi d’autre ? L’ allegro agitato du Concerto en fa de Gershwin, Le Bal chez Temporel, Le Petit Vin blanc, Plaisir d’amour, Que sera, sera . Quoi encore ? Caravane , une valse de Chopin, Pigalle, There will never be another you, Au café du canal, The man I love , etc. Programme très éclectique. Comme la vie. Comme sa vie. Qu’elle racontait à travers ce qu’elle jouait. Chaque air, chaque chanson évoquait un épisode de son existence, la couleur d’un souvenir, la violence ou la douceur d’une émotion. Elle interprétait au piano son autobiographie en variant chaque fois la chronologie. Elle était ailleurs, à Paris, à New York, à Bratislava, à Berlin, à Varsovie, à Venise ; elle était tout entière dans sa mémoire, dans l’invincible charme de la mélancolie, dans une bienheureuse nostalgie ; et elle se fichait bien qu’à deux mètres d’elle quelqu’un réclamât bruyamment de la moutarde puisque, corps et âme dans sa ressouvenance musicale, elle ne l’entendait pas.
Chez Robert, on dit qu’on ne sait pas d’où vient le mot. Chez Larousse, on avance timidement que, peut-être, il serait la contraction de pincer et de bêcher . Pincer, parce qu’une pimbêche prend souvent des airs pincés ? Bêcher, parce que c’est une bêcheuse ? Ouais… De l’étymologie à la va-comme-je-te-pousse.
Nous avons tous connu des pimbêches, surtout des jeunes filles et surtout dans les anciennes générations. Hautaines, distantes, très maniérées… Queue de cheval haut perchée… De la condescendance dans l’œil vertueux ou sur les lèvres sèches… Ce mot de pimbêche leur va bien. Mieux que chichiteuse et chipie , qui les rendraient amusantes, ou pécore et péronnelle , bavardes.
Peut-être est-ce parce que, dans mon adolescence, j’ai souffert de l’indifférence de quelques pimbêches que je me délecte de ce mot qui me venge ?
Charles Dantzig : « Une Française ou une Américaine quand elles sont belles se croient obligées d’être des pimbêches. »
À propos…
Dans sa comédie Les Plaideurs , Racine met en scène la comtesse de Pimbêche, chicaneuse acharnée qui conduit depuis trente ans des procès contre tout le monde, entre autres son père, son mari et ses enfants. Et voilà qu’un arrêt lui interdit désormais de plaider ! Colère de la dame. C’est comme si on l’empêchait de respirer. Que peut-elle faire ? Plaider contre, pardi !
Après le « grand deuil », le temps apaisant la douleur, les femmes se mettaient au « demi-deuil ». Si le défunt n’était pas un parent proche, elles portaient tout de suite des vêtements dont les couleurs — du blanc, du gris ou du violet accordés au noir — marquaient une moitié de chagrin.
De même, la poularde est demi-deuil parce que entre sa peau et sa chair blanche et grasse, des lamelles de truffe noire ont été glissées, notamment sur les cuisses et sur toute la longueur des filets. Le grand deuil de la volaille coûterait trop cher et serait difficile à obtenir. À l’exemple du demi-deuil qui redonnait aux femmes toute leur séduction, le noir et blanc met la poularde en beauté. Et l’homme en appétit. Paul Bocuse a été et reste le veuf préféré de la poularde demi-deuil.
À propos…
Le 11 janvier 2005, lors de mon premier déjeuner avec les membres de l’académie Goncourt, le chef lyonnais Jean-Paul Lacombe était venu spécialement chez Drouant, à l’invitation du chef de l’époque, Louis Grondard, faire une poularde de Bresse pochée « genre demi-deuil ». Elle avait très bon genre.
L’équipe technique arrivait vers neuf heures. Les câbles, les caméras, les trépieds, les projecteurs, le moniteur de contrôle, les cantines en aluminium remplies de câbles plus petits, de micros, de mandarines et de blondes (spots), de réflecteurs, d’objectifs, de gaffeurs, de borniols, de volets, bref, tout ce qui constitue le « matos » pour un tournage chez l’écrivain. La table est poussée, un guéridon éliminé, les fauteuils déplacés, une fenêtre obscurcie, des bibelots enlevés, le bureau tourné, des livres chassés, d’autres pris dans la bibliothèque et mis en pile. Le réalisateur recherche le meilleur axe, le meilleur décor, la meilleure lumière. On rajoute, on retire, on déplace encore, on pousse ceci ou cela un peu plus à gauche ou un peu plus à droite. On fignole. L’image sera parfaite.
En dépit des propos enthousiastes et rassurants du réalisateur, l’écrivain est inquiet. Parfois, effaré. Il a l’impression d’avoir livré son sacro-saint bureau, son douillet tabernacle où sont nés tous ses chefs-d’œuvre, à une horde de vandales. « Monsieur, ne vous inquiétez pas, lui dit le réalisateur. Quand l’enregistrement sera terminé, nous remettrons chaque chose à sa place. Nous avons l’habitude. » Ce qui est vrai. Mais, en attendant, le désordre s’est installé chez l’écrivain. Il n’aime pas le désordre, surtout quand les premiers essais de lumière font sauter son installation électrique… « Monsieur, ne vous inquiétez pas, notre chef électro va réparer tout ça. Puis-je vous demander où est votre compteur ? »
J’arrivais chez l’écrivain environ une heure et demie après l’équipe technique, quand celle-ci était quasiment prête à tourner. Propos d’accueil, quelques conseils et encouragements. On prenait place. L’un en face de l’autre. Essais de son et d’image. Il ne s’était pas passé un quart d’heure que l’entretien commençait. Sans interruption ou presque — pour des raisons techniques et pas plus d’une ou deux minutes — jusqu’à la fin, soit environ de soixante-quinze à quatre-vingts minutes.
C’était « dans la boîte » ! Pendant que le réalisateur et moi félicitions l’écrivain, l’équipe technique commençait à démonter et à ranger. Le plus souvent, une boisson nous était servie. Nous revenions sur quelques moments forts de la conversation. Chargement de la voiture. Dernières choses remises à leur place. « Laissez, laissez, disait l’écrivain, je terminerai. » Puis nous prenions congé. « Bravo, encore ! Merci de nous avoir reçus. L’émission est programmée le… Nous vous enverrons une cassette. »
Je repartais heureux comme un voleur qui a réussi son coup. Ou plutôt comme un prédateur qui a fichu la pagaïe dans un logis, dans une mémoire, dans une vie. Certes, l’effraction était autorisée, mais quel sans-gêne dans notre occupation du territoire ! Et quelle rapacité derrière mes questions aimables ! Et comme était forte l’impression que j’avais d’emporter un butin !
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