Même le journaliste qui n’est armé que d’un stylo et d’un carnet repart de chez l’écrivain — surtout de chez les écrivains, qui sont le plus souvent des êtres pacifiques et retirés — avec le sentiment d’avoir exercé à son domicile une activité de prédateur. J’ai aussi ressenti cela à la lecture des visites de Jérôme Garcin à vingt-sept écrivains ( Les livres ont un visage ). Les très beaux récits qu’il en a tirés, autant de cadeaux à ses « victimes », ne parviennent cependant pas à masquer tout à fait ce qu’il y a de brigandage dans ces irruptions dans leur intimité.
Ô vous, hommes et femmes dont les noms sont gravés sur la pierre au-dessous de laquelle je deviendrai charogne, puis squelette, enfin poussière d’entre vos poussières, ne me jugez qu’avec la tendresse que vous manifestiez au meilleur de vos jours.
N’ouvrez pas le gros livre où vous avez consigné mes forfaitures et mes défaillances, mes scélératesses et mes fautes, mes lâchetés et mes négligences, car, seriez-vous tentés d’en proposer quelques pages à ma lecture, je n’emporterai pas de lunettes. Récompensez-moi d’avoir beaucoup lu sur terre en me dispensant de lire dessous le livre de mon indignité.
Recevez-moi comme un fils, comme un petit-fils, comme un petit-neveu ou un cousin. À votre admiration je préfère votre affection ; à votre étonnement, votre bonté ; à votre fierté que je sois des vôtres, votre tolérance que vous soyez des miens.
Vous qui savez, troglodytes sous chrysanthèmes, si l’au-delà se limite à notre pré carré ou si notre tombe est l’antichambre d’un palais des merveilles ou le sas d’une mer dans laquelle les dauphins jouent avec les anges, attendez, je vous prie, puisque c’était mon métier de poser des questions, que je vous demande si Dieu est une chimère ou l’avéré Tout-Puissant.
Vous qui détenez le secret, ce secret serait-il de n’en être pas un, ne vous moquez pas de mon pauvre savoir, ne riez pas de mes peurs, ne vous gaussez pas de mon scepticisme ou de ma crédulité, je n’aurai été qu’un songe-creux errant dans un monde exténué d’affectation et de vanité.
Ô vous, hommes et femmes dont les noms sont gravés sur la pierre au-dessous de laquelle je deviendrai charogne, puis squelette, enfin poussière d’entre vos poussières, accueillez-moi avec amour.
Ainsi soit-il.
> Foi
Les quenelles de brochet constituaient l’entrée immuable du déjeuner de famille du jour de Noël. Pourquoi ma mère s’en serait-elle écartée alors qu’elle était assurée de triompher, comme chaque année, avec ce plat traditionnel de la cuisine lyonnaise ?
Elle avait longtemps vendu avec succès dans l’épicerie familiale des quenelles qu’elle faisait elle-même selon une recette de son invention. La clientèle, qui n’était pas composée que de flagorneurs, les jugeait plus fines, d’un goût plus subtil que les quenelles des enseignes renommées de la ville. Puis elle n’eut plus le temps de fabriquer elle-même la pâte et de la mélanger avec la chair pilée des brochets de la Dombes. Elle en confia la recette et la réalisation à un boucher de ses amis.
Il arrivait à la cuisinière d’opter pour les quenelles dites Nantua, accompagnées d’une sauce aux écrevisses. Mais c’était une préparation plus classique qu’elle préférait : quenelles gratinées, avec une béchamel crémée à laquelle elle ajoutait du concentré de tomates. Bien rangées dans une cocotte en fonte, sous l’action de la chaleur les petits fuseaux de pâte blanche légèrement jaunie triplaient ou quadruplaient de volume, de sorte que lorsque la cuisinière posait la cocotte sur la table, on voyait les quenelles du haut, dodues, bombées, soulever le lourd couvercle pour saluer les personnes qu’elles allaient régaler et pour ne pas laisser à la cuisinière le monopole des compliments.
Le fait de passer toute sa vie professionnelle à poser des questions a-t-il des répercussions sur la vie privée ? Bonne question. Oui, bien sûr. Je suppose que les policiers, les juges d’instruction, les sondeurs, etc., sont, comme les journalistes, enquêteurs ou intervieweurs, enclins à user souvent de la phrase interrogative dans leurs relations personnelles, et peut-être même jusque dans leurs rêves.
Suis-je accro à la « questionnite » ? Intoxiqué, même. J’ai toujours une question au bord des lèvres. Destinée aux autres ou à moi. Ne pas la poser est très frustrant. N’y recevoir aucune réponse m’embête ou me chagrine.
Avec moi, c’est tout un micmac. Je me pose des questions et, comme je n’aime pas répondre, je diffère, je ruse, je fuis, j’oublie. Ces dérobades m’agacent. Et, à la fin, j’en reviens toujours à cette question : « Est-il bien honnête de ne pas répondre à tes propres questions alors que ton métier est d’en poser aux autres, d’exiger d’eux des réponses, pour lesquelles d’ailleurs tu es rétribué ? » Pardon, mais il y a une grande différence : tes réponses à tes questions ont peu de chances de te surprendre, ou si elles te surprennent elles vont créer chez toi du trouble, alors que les questions posées aux autres sont susceptibles de t’étonner, de t’amuser, de t’instruire, sans pour autant t’empoisonner l’existence. L’individu le moins intéressant et le plus dangereux à questionner, c’est toi-même.
Que je bombarde de questions la personne dont je viens de faire la connaissance ne la déconcerte pas. Elle m’a vu dans cet emploi à la télévision pendant de nombreuses années. Il n’y a pas de caméras, mais elle se retrouve devant une figure familière, dans une figure archiconnue. Elle se sent même flattée que je m’intéresse si longuement à elle. C’est normal, après tout, puisque mon métier est de poser des questions. Je suis dans mon rôle, elle dans le sien. Je possède une légitimité à me montrer insistant. Et indiscret. Parfois, quand même, si cette personne me paraît décevante, je me force.
Il arrive que je passe tout un déjeuner à écouter une personne parler d’elle-même sans qu’à aucun moment elle ne songe à me poser une question, donc à s’intéresser un seul instant au type assis en face d’elle, tellement passionné par son histoire et ses histoires. Mais les invités de mes émissions me posaient-ils des questions ? Jamais. Cette personne reproduit dans le privé un schéma qu’elle a vu fonctionner mille fois à la télévision.
Avec les intimes, le questionneur invétéré risque de paraître insupportable. Toujours à demander ceci ou cela, où et quand, pourquoi et comment. Avec qui ? Dans quelle intention ? Avec quelle idée derrière la tête ? Pour quel avantage ? Quels risques ? Et maintenant ? Et après ? Et si… ? Et si de nouveau… ? Et au cas où… ? Et si jamais… ?
— Marre, marre, j’en ai marre de tes questions !
Dans le jeu de la séduction, les questions sont au début les bienvenues. Elles sont même nécessaires pour entrer dans la tête, le cœur et le sexe de l’autre. Mais il y a pour chacun des limites à ne pas franchir. Où se situent-elles ? Il arrive un moment où les questions butent sur un mur. Il serait dangereux de les faire rebondir comme des ballons. Les femmes prêtes à répondre à toutes les questions, qui ne s’en lassent pas, qui même en redemandent, et qui épuisent la curiosité d’abord, l’imagination ensuite, du questionneur, sont rarissimes. Le plus souvent, le secret est leur seconde peau. Qui s’y frotte s’y pique.
Il est dans mes intentions d’écrire un livre sur la vie privée d’un questionneur professionnel. Un enfer pour ses proches et pour lui. Mais mes années seront-elles encore assez nombreuses pour avoir le temps de mener ce projet à son terme ? Aurai-je assez de talent et d’humour pour traiter un sujet aussi excitant que périlleux ? Encore des questions ?
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