En revanche, le minuscule é au début du mot éléphant est sans commune mesure avec la tête volumineuse du pachyderme, ses vastes oreilles, sa trompe, ses défenses, sa phénoménale mémoire. Avec un h , l’ héléphant aurait sur le papier beaucoup plus de poids, une tête conforme à sa nature. Un troupeau d’héléphants, la charge des héléphants, les héléphants d’Hannibal (imagine-t-on Hannibal sans h ? C’est toute la bravoure du Carthaginois qui ficherait le camp), le cimetière des héléphants…
Le mammouth , lui, est gâté. Trois m sur huit lettres lui donnent un cubage, une assise, une puissance d’animal réellement fantastique.
Difficile d’écrire sans faute le nom bizarre de l’ ornithorynque . Avec son bec de canard, ses fuselage et pelage de loutre, sa queue plate de pale d’aviron, n’est-il pas lui-même d’une étrange anatomie ?
Quant aux dinosaures, tels le tricératops , le tyrannosaure ou le deinonychus , leurs noms sont des horreurs en terrifiante harmonie avec leur monstrueuse apparence. Nos ancêtres les hominidés francophones ne pouvaient pas s’y tromper…
> Hippopotame, Libellule
Seules les femmes savent rire. Les hommes s’esclaffent, se gondolent, rigolent, hennissent, se boyautent. Je ne dis pas que tous les rires de tous les hommes sont vulgaires. Il en est certains dont la joie éclate avec une certaine élégance. Mais chez beaucoup d’hommes, le rire sonne lourd. Ha ! ha ! ha ! Ils émettent des sons trop graves ou trop rauques pour que le rire n’en soit pas plombé. L’expression « rire à ventre déboutonné » n’a pas été inventée pour les femmes. De fait, quand les hommes rient, ils donnent l’impression de se lâcher, de se débraguetter. Rien n’est pire que des hommes avinés qui, à la fin d’un banquet, rient d’histoires salaces. Il m’est arrivé d’en être. Pas fier.
Comment le verbe rioter n’aurait-il pas disparu ? Jean Giono : « Couché dans les genêts, Archias riotait d’un petit rire qui ressemblait au rire des pintades » ( Naissance de l’Odyssée ). Les hommes ne savent plus rire doucement, ils ne riotent plus. Cela dit, on ne va pas pleurer sur ce rioter qui s’est fait la malle. Il n’est pas joli.
Je n’ai aimé que des femmes qui, peu ou beaucoup, rient avec une gracieuse allégresse. Le son est limpide. De leurs dents du bonheur s’échappent des notes argentines. Le rire des femmes encourage les hommes à avoir de l’esprit. Ou à faire le clown.
Un matin, dans une cafétéria d’autoroute, on nous servit avec le café des biscuits dans des sachets plastifiés. Elle réussit à en extraire (le verbe extraire n’a pas de passé simple) le sien avec facilité. Moi, je n’y arrivai pas, et ma maladresse déclencha son rire. Plus je tournais et retournais le maudit sachet, tirant ici, forçant là, plus elle riait, et son long rire moqueur était dans ce lieu tristounet comme une chanson matutinale. Vint le moment où, continuant à m’escrimer sur ce bout de plastique qui refusait de s’ouvrir, je ne savais pas si je souhaitais qu’il cédât, ce qui eût, hélas ! mis fin à la joie de ma compagne. Quand elle voulut me porter secours, je refusai pour cette raison, à quoi s’ajoutait la volonté de triompher enfin sous ses yeux de l’objet récalcitrant. Alors, son fou rire reprit de plus belle. Je ne l’avais jamais entendue rire aussi longuement et aussi généreusement, et ce n’était somme toute pas cher payer par mon ridicule ces quelques minutes de gaieté musicale.
Ah, ce que j’aurais aimé être rock’n’roll ! Qu’on dise de moi : « Regarde-le, écoute-le, il est très rock’n’roll ! » Pas rock and roll , qui fait appliqué, plouc. Encore moins rock , franchouillard. Non, rock’n’roll , à prononcer avec l’accent d’Elvis, d’Eddie (Cochran) ou, à tout le moins, de Johnny. Rock’n’roll , avec ses deux apostrophes qui décoiffent, sa graphie explosive, son américanisme tonitruant.
M’habiller rock’n’roll, il n’y fallait pas songer. Déjà qu’avec un foulard dans la chemise je ressemble à un pélican qui a oublié de rentrer son jabot ! Alors, avec du gominé, du cuir, des clous, des chaînes, des bagouzes, de quoi aurais-je eu l’air ? D’un bourgeois qui fait un extra à la Techno Parade.
C’est l’esprit rock’n’roll que j’aurais aimé posséder. Avec une rock’n’roll attitude. C’est-à-dire ? Préférer le rythme à la sagesse, la cadence à la morale, le tempo à la raison, le balancement à la quiétude, la scansion aux bonnes manières. La vie comme la musique rock’n’roll : à quatre temps, en appuyant fort sur le deuxième, le risque, et sur le quatrième, la jouissance. Les deux autres temps ? L’amour et l’amour ! Waouh !
Plusieurs fois j’ai rêvé que je menais une existence rock’n’roll. Je rêvais que je dormais le jour et vivais la nuit.
Je me réveillais épuisé, la bouche puant le whisky et la vodka, les narines en feu, sur les genoux et cependant battant la mesure des deux pieds (métaphore rock’n’roll). Il me fallait une bonne journée bien tranquille, bien pépère, pour me remettre de cette folle nuit rock’n’roll passée sous la couette.
> Désinvolte
Mot d’origine lyonnaise. Qui justifie que je sois parfois ronchon. Et qui m’excuse à moitié. Le ronchonnement est le lot des types qui ne savent pas se mettre en colère. Au lieu de pousser une gueulante qui soulage, de se mettre en pétard, et ça s’entend, et ça se voit qu’ils ne sont pas contents, qu’ils en ont marre de toutes ces conneries, au lieu de fulminer, d’exploser, de hurler, ils grognent, ils râlent, ils bougonnent. Ils ronchonnent. Ah, ce n’est pas Cino Del Duca, le roi de la presse du cœur, qui aurait choisi d’exprimer son mécontentement par quelques mots ronchons ! Il envoyait son téléphone, à l’époque avec fil, à la tête du collaborateur récalcitrant. Je n’aurais pas même osé balancer une gomme ou un trombone ! Non, je maugréais, je marmonnais, je rognonnais, je maronnais, je ronchonnais.
Pas longtemps, pas souvent. Mais quand je suis ronchon, cela se voit et s’entend comme si j’étais dans un état de grande colère.
Quelles que soient l’ancienneté des reliures, l’originalité des collections, la rareté des éditions de luxe, la beauté des grands papiers, la distinction des exemplaires numérotés, non coupés, rien ne vaut, dans un salon ou une salle de séjour, l’alignement sur les rayonnages de centaines de livres d’édition courante, y compris de poche, dont on voit bien, aux rides de leurs dos, à la patine du temps, à une légère fatigue générale, qu’ils ont été lus, puis jugés dignes, sur leur contenu et non sur leur apparence, de rester à demeure, sous le regard proche et reconnaissant des habitants du lieu.
> Chambre-bibliothèque, Cuisine-bibliothèque, W-C-bibliothèque
Le seau est une victime du progrès. Les gens de ma génération se souviennent d’avoir rempli et porté de lourds seaux à charbon, et d’avoir aperçu dans la chambre de leurs parents et grands-parents des seaux hygiéniques. J’ai tenu entre mes jambes le seau dans lequel s’écoulait par saccades le lait de la vache aux pis alternativement serrés. Et combien de seaux d’eau ai-je tirés des puits ? Le récipient s’accrochait à l’extrémité d’une chaîne qui descendait à plus de vingt mètres. On guettait le bruit du métal frappant le liquide. Puis l’on donnait un peu de mou pour bien remplir le seau qui était ensuite remonté à la force des bras en actionnant une manivelle. Éviter toute brusquerie afin de ne pas entendre l’eau retomber dans l’eau.
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