La vie est quand même bizarre puisque, alors que j’eusse été un mauvais pédagogue — à cause, en particulier, de mon impatience chronique —, j’ai fait la dictée pendant vingt ans à des téléspectateurs de tous âges, de toutes cultures, de toutes conditions. Cela m’a valu la reconnaissance et même l’affection de beaucoup de professeurs de français des écoles et des collèges, et l’inimitié de certains pontes de l’Éducation nationale qui étaient hostiles à cet exercice jugé vieillot, incompatible avec un enseignement moderne dont ils s’efforçaient de l’expulser.
J’ai raconté dans le texte d’introduction de mes Dictées comment sont nés et se sont imposés à la télévision les championnats de France d’orthographe, devenus ensuite Les Dicos d’or . C’était somme toute un jeu national. Tous les Français et francophones pouvaient y jouer, souvent en famille. Rien n’était plus anti-télégénique que le lent énoncé du texte de la dictée, la répétition des bouts de phrase, ma traînante déambulation entre les candidats penchés sur leurs feuilles, mais deux millions de téléspectateurs aimaient ça. Ils étaient encore plus nombreux à l’heure du corrigé et du palmarès. Ce qui prouve que, même si pour de multiples raisons l’orthographe est en déliquescence chez les lycéens et les étudiants, elle n’est pas unanimement considérée comme une valeur obsolète, ainsi que certains voudraient nous le faire croire. Mais l’on est bien obligé de constater qu’elle ne jouit plus du prestige qui était le sien et qu’elle est tenue aujourd’hui par beaucoup de gens, surtout les jeunes, pour qualité négligeable, superflue.
Autrefois, cinq fautes à la dictée vous privaient du certificat d’études, même si votre devoir de maths était parfait. Ce règlement qui faisait de l’orthographe la valeur suprême était absurde. On peut être très intelligent et trébucher sur la graphie de certains mots et l’accord des participes passés. Mieux vaut avoir un incontestable talent d’écrivain et commettre des fautes dans l’écriture des mots qu’avoir une orthographe irréprochable mise au service d’un style médiocre. Il y aura toujours des correcteurs — hommes ou ordinateurs — pour redresser votre orthographe, alors que personne ne vous tiendra la main pour vous donner du talent.
Il n’est cependant pas interdit, il est même recommandé, d’avoir une écriture à la fois brillante et correcte, sans clichés et sans fautes.
Le malheur veut que, de l’orthographe valeur quasi sacrée, nous soyons passés en quelques décennies à l’orthographe considérée comme valeur facultative et ornementale. Nous avons versé d’un excès dans un autre. De sorte que ce n’est pas le ramoneur de Nabokov qui tombe de haut, mais l’orthographe elle-même.
À propos…
Il arrive souvent que je sois interpellé par des groupes de personnes qui me suggèrent de leur faire une dictée sur le ton de « Vous nous chanterez bien une petite chanson ? ». Si j’acceptais, certains seraient probablement fort ennuyés. Une fois, j’ai regretté de ne pas avoir donné suite. C’était chez Jo, resto populo-branché, au bord de l’eau, à la pointe du Layet, à Cavalaire. On y prépare la bouillabaisse dans d’immenses chaudrons chauffés au bois. Une quinzaine d’hommes costauds et rieurs occupaient une longue table. C’étaient, disait-on, des jeunes patrons et cadres du département. Il était curieux qu’il n’y eût pas de femmes. L’un d’eux me demanda de leur faire une dictée. « Pivot, une dictée ! Pivot, une dictée ! » reprirent-ils en chœur. Évidemment, en souriant, je me défilai. J’appris trop tard que ces joyeux clients étaient les gardes du corps de Nicolas Sarkozy qui, dès le lendemain, serait en vacances au cap Nègre voisin.
> Dictée
Le célèbre « Et nous donc ? Crois-tu que nous mangions des ortolans ? » de Balzac ( Les Ressources de Quinola ) suffit à prouver que l’ortolan est depuis longtemps un oiseau coûteux, recherché des gourmets, et servi en de rares occasions. La plupart des Français, sauf ceux du Sud-Ouest et de la festive société parisienne, n’en ont jamais mangé. Interdit de chasse et de vente, l’ortolan a même disparu — officiellement — de la table. La prohibition, son commerce clandestin et sa consommation locale entre initiés ajoutent une saveur sauvage à l’explosion de sucs produite par la lente mastication du petit oiseau enfourné d’un coup, tout entier, dans la bouche. Il n’en reste rien, hormis les minuscules tête et bec que les délicats montrent quelque réticence à introduire dans leur propre bec, avec le corps du délit.
L’ortolan est le contraire de l’artichaut dont les reliefs forment une montagne. L’ortolan est un oiseau propre qui ne laisse rien derrière lui.
Pourtant, La Fontaine a écrit dans la fable Le Rat de ville et le Rat des champs :
« Autrefois le Rat de ville
Invita le Rat des champs,
D’une façon fort civile,
À des reliefs d’ortolans. »
Plus loin, le fabuliste parle d’un festin, et même d’un festin « de Roi ». Il y a donc eu à manger. Du très bon, et suffisamment pour que le Rat des champs se sentît honoré et comblé par l’invitation. Cela prouve, premièrement, qu’au XVII e siècle l’ortolan était déjà un gibier pour menus exceptionnels et, deuxièmement, qu’on ne le mangeait pas avec notre expéditive voracité. On devait en lever les filaments de chair avec un soin fort méticuleux. Revenaient aux rats la tête, le bec, les pattes, les petits os et la chair restée attachée, le gésier retiré avant la cuisson, et tout ce que les seigneurs et maîtres, blasés, repus, abandonnaient dans l’assiette, peut-être des ortolans entiers. Chez son protecteur et ami Fouquet, La Fontaine avait appris les usages de la grande cuisine.
À propos…
À l’ortolan, Brillat-Savarin préférait le becfigue, passereau migrateur qui doit sa chair savoureuse aux fruits, en particulier les figues, qu’il consomme avec une gourmandise effrénée.
Le becfigue était aussi le petit oiseau préféré du roi de Naples, nous apprend Alexandre Dumas dans son Grand Dictionnaire de cuisine . Lorsqu’un vol se posait non loin de son château, on devait aussitôt l’en avertir, la chasse ayant une priorité absolue sur toutes ses autres activités. Un jour, il tenait conseil sur la décision d’engager une guerre ou non contre la France — la reine était pour, il était contre — quand on l’informa qu’un « magnifique vol de becfigues venait de s’abattre à Capodimonte ». Aussitôt, il planta la reine et les conseillers. La guerre faillit lui coûter son trône.
Onomatopée très proche de aïe ! puisqu’elle exprime aussi de la douleur, de l’appréhension, ou, plus rarement, de la surprise. Quand on a très très très mal ou qu’on est très très très inquiet, on dit : « Ouille ouille ouille ! » (prononcer ouyouyouille).
Hormis les chatouilles et les papouilles, qui sont, elles, fort agréables, les mots se terminant par — ouille sont généralement dépréciatifs : arsouille, fripouille, pedzouille, souille, épouille, dépouille, andouille, niquedouille, bredouille, carabistouille, gribouille, tripatouille, embrouille, gâtouille, écrabouille, etc.
À tout le moins, — ouille est un suffixe qui ne fait pas sérieux. Il ajoute de l’ironie ou de la drôlerie. Ainsi la fameuse question du docteur Knock à l’un de ses clients : « Attention. Ne confondons pas. Est-ce que ça vous chatouille ou est-ce que ça vous gratouille ? » Le comique vient du double — ouille des deux verbes. Remplacez « ça vous gratouille » par « ça vous gratte », et l’on ne rit plus.
Читать дальше