« Pourquoi les Portugais, pourtant fervents croyants d’après leurs dires, faisaient-ils quotidiennement si gris museau alors que la Vie éternelle les attendait ? » (Erik Orsenna, L’Entreprise des Indes ).
À propos…
Qui est l’horrible médecin anatomiste qui a appelé museau de tanche l’orifice externe de l’utérus ?
Selon Claude Lévi-Strauss, un mythe est une histoire qui remonte au temps où les hommes et les animaux vivaient et communiquaient ensemble, quand ils n’étaient pas séparés, ni même distincts. Un mythe est un récit qui nous paraît aujourd’hui d’autant plus fabuleux qu’on imagine mal hommes et animaux à égalité de statut et passant indifféremment de la forme des uns à la forme des autres.
Est-ce à dire que plus le génie scientifique humain produit des inventions, plus l’écart se creuse avec l’intelligence animale, et plus nous nous éloignons des mythes ? Non, parce que ceux-ci ont déserté les forêts, les steppes, les fleuves et les mers, et se sont installés dans les villes. De sauvages, les mythes sont devenus domestiques. Chiens et chats surtout, par millions, vivent en harmonie avec leurs soi-disant maîtres, qui sont souvent leurs esclaves, au moins leurs égaux.
Qu’est-ce que le lapin, le hamster ou le cochon d’Inde lit dans le regard de la petite fille lorsqu’elle lui murmure des mots doux ? Et elle, quels messages reçoit-elle de son compagnon de chambre ? S’établit entre eux une véritable communication, comme entre la vieille dame et son matou, ou l’homme solitaire et son chien. Yeux dans les yeux, ils ont pris des habitudes. Ils se parlent, se questionnent, s’interpellent, se fâchent, se rabibochent, se réconfortent, se caressent, se frottent l’un contre l’autre, jouent, marchent, mangent, se reposent ensemble, quand ils ne dorment pas dans le même lit.
Il y a moins de différences qui les séparent que d’intérêts, d’affinités et d’amour qui les unissent.
Ils ont reconstruit les mythes de temps immémoriaux. Mais des mythes policés, tranquilles, pépères, aux croquettes industrielles, qui sont distants de milliards d’années-lumière des mythes de l’anthropologie au travers desquels on entendait craquer la nature, se propager la fable, se célébrer l’alliance et tonner les dieux.
À propos…
Certains films fantastiques, comme Le Monde de Narnia, À la croisée des mondes , renouent avec les anciens mythes. Hommes et animaux vivent ensemble. Des uns et des autres sont parmi les bons ; des uns et des autres sont parmi les méchants.
Un journaliste de radio m’a dit que je figure en tête de sa liste de noms à appeler à l’annonce de la mort d’un écrivain connu. Un premier coup de fil, et je sais qu’il sera suivi d’une dizaine d’autres. Comme on ne peut pas répéter plus d’une ou deux fois, spontanément, les mêmes banalités, le mieux est de ne plus répondre.
Pour Alexandre Soljenitsyne, j’ai fait une exception : j’ai répondu à toutes les radios et à tous les journaux — plus France 2 — qui m’ont sollicité. C’était le 4 août 2008. Difficile à cette date de joindre qui l’on veut. Alors que, le plus souvent, j’estime que de nombreuses personnes sont plus compétentes que moi pour évoquer la vie et l’œuvre du disparu, mes quatre entretiens avec l’écrivain russe me donnaient une légitimité que, sauf mauvaise foi, je ne pouvais contester.
Mais ça tombait mal. Je revenais seul, en voiture, de Saint-Tropez. Pour répondre, je me rangeai sur une aire de stationnement. Par chance, ce jour-là, la batterie de mon portable était gonflée à bloc. Quand le téléphone ne sonna plus, je repartis. Pour m’arrêter sur l’aire suivante ou dans une station parce que j’étais de nouveau sollicité. Et ainsi jusqu’à Lyon. Curieuse impression de revenir du Midi, bronzé, détendu, l’esprit léger, et de discourir sur Alexandre Soljenitsyne, rescapé de la guerre, du cancer, du goulag, sur son expulsion d’URSS, son exil aux États-Unis, son retour triomphal en Russie, sur les controverses idéologiques que l’homme et la dernière partie de son œuvre avaient suscitées. En short, chemisette et petites espadrilles d’été, j’étais dans une drôle de tenue pour rendre hommage à l’un des grands hommes du XX e siècle.
Pour la mort de Maurice Druon, annoncée le soir du 15 avril 2009, j’étais très à l’aise pour répondre pendant plus d’une heure que je n’en dirais rien. La dernière fois que nous nous étions rencontrés, il avait refusé de me serrer la main. Rancunier, il n’avait pas oublié une polémique qui nous avait opposés, douze ans auparavant, au cours des débats sur des « rectifications » à apporter à l’orthographe de la langue française. Lui tendre de nouveau la main était risqué : il pouvait, cette fois, faire usage posthumement de son épée d’Immortel.
Jean d’Ormesson et moi sommes tellement liés dans le souvenir d’ Apostrophes que celui qui mourra le premier déclenchera chez l’autre des salves de sonneries téléphoniques.
Je crains pour mes confrères des radios, tant ils sont coutumiers de m’appeler dès qu’une figure de la république des lettres disparaît, que, le jour de mon décès, par habitude, ils ne me téléphonent pour me demander d’évoquer quelques souvenirs sur le défunt.
On n’a pas oublié la bataille furieuse qui opposa les défenseurs du nénuphar — avec ph — aux champions du nénufar — avec un simple f . C’était à la fin de 1990 et au début de 1991. La guerre du Golfe, la première, était imminente. Deux ou trois journaux américains et anglais s’étonnèrent qu’à la veille de ce qui serait peut-être un nouveau conflit mondial, les Français se répandissent en querelles absurdes à propos de l’orthographe d’une banale plante aquatique. N’y avait-il pas pour polémiquer sujet plus urgent, plus noble, plus dramatique ? La France était décidément un pays impossible.
C’est pour ce genre de frivoles chicanes que je me sens très français. Nabokov m’aurait approuvé : « Cette capacité de s’étonner devant des petites choses en dépit du péril imminent, ces à-côtés de l’esprit, ces notes au bas des pages du livre de la vie constituent les formes les plus hautes de la conscience, et c’est dans cet état d’esprit naïvement spéculatif, si différent du bon sens et de sa logique, que nous savons que le monde est bon » ( L’Art de la littérature et du bon sens ).
Il y avait d’un côté les réformateurs qui désiraient rectifier l’orthographe de nénuphar . L’orthographe d’autrefois, avérée par d’anciennes éditions du Dictionnaire de l’Académie française , ne comportait pas de ph . Il y avait un f . Rétablissons le f .
Il y avait de l’autre côté les conservateurs qui n’entendaient pas changer l’orthographe d’un mot entérinée par l’usage. Pourquoi revenir à un très ancien f ? Gardons le ph , même s’il fut, jadis, une erreur de copiste ou, selon le Littré , un usage des botanistes.
Ce qui était fort divertissant dans cette affaire, c’était que les réformateurs invoquaient le passé et passaient pour des nostalgiques ; et que les conservateurs rejetaient le passé et passaient pour des modernes.
J’étais du parti du nénuphar parce que cette plante appartient à la famille des nymphéacées dont le ph ne se discute pas. Sans compter que les nymphéas, qui sont des nénuphars blancs, s’écrivent eux aussi avec ph . On aurait fait du nénufar un orfelin.
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