De toutes les gloires, la médiatique est la plus imméritée si l’on prend en compte les qualités, les talents, les vertus à posséder pour accéder au même statut dans le théâtre, la littérature, le cinéma, la chanson, le sport, la politique. Excluons les sciences, la musique classique, la danse, l’opéra, etc., qui ne peuvent offrir une renommée aussi considérable que celle dont sont gratifiées les vedettes les plus populaires du petit écran.
J’ai bien vécu avec ma notoriété, n’oubliant jamais qu’elle était éphémère, volatile. Chanceuse aussi. C’est pourquoi je m’efforçais chaque semaine de prouver qu’elle n’était pas illégitime et que si je devais tout à la télévision, la télévision me devait aussi quelque chose, par exemple un peu de cette respectabilité qu’on lui accordait déjà chichement.
La notoriété apporte quelques avantages qui sont tout bonnement des privilèges, comme le surclassement dans un avion ou dans un hôtel, l’obtention d’une table dans un restaurant plein, les invitations au théâtre ou aux avant-premières des films, quelques priorités, quelques faveurs… Plusieurs fois, des automobilistes m’ayant reconnu dans la file d’attente des taxis se sont arrêtés et m’ont proposé de m’emmener, quelle que fût ma destination.
J’ai toujours et souvent voyagé à Paris en métro et en bus. À condition de ne pas dévisager les gens et, de préférence, lire un journal ou un livre, je suis rarement abordé. Et, si je le suis, c’est toujours avec gentillesse et une touchante naïveté. J’apprécie le voyageur qui me gratifie d’un petit mouvement de tête et d’un sourire pour me signifier qu’il m’a reconnu mais qu’il ne veut pas m’importuner.
Comment ne pas éprouver en même temps gêne et plaisir quand, dans la rue, une femme, stupéfaite par une rencontre qu’elle juge miraculeuse, me demande l’autorisation de m’embrasser, considérant que sa longue fréquentation de mes émissions vaut bien cette récompense ? L’année dernière, au théâtre d’Aix-en-Provence, une jolie Anglaise, assise derrière moi, m’a tiré par la manche pour me raconter que vingt ans auparavant, quand elle avait épousé un Français, elle l’avait prévenu que si elle le trompait, ce serait avec moi. Si je dis que je me suis conduit en parfait gentleman , que comprendra-t-on ? J’avais invité à la dernière d’ Apostrophes une délicieuse vieille dame, mère de l’une de mes amies, qui n’avait raté aucune des sept cent vingt-trois émissions précédentes. À l’Institut français de Varsovie, la jeune femme qui m’interrogeait en public écoutait mes réponses avec cet air de béatitude qu’on observe généralement sur les visages des spectatrices des groupes de rock. Les excès d’admiration sont parfois très agréables. Ils peuvent être aussi embarrassants.
Dans les rencontres fortuites avec des téléspectateurs, celles qui me touchent le plus sont celles où l’homme ou la femme me remercie de lui avoir donné le goût de la lecture. « Je vous en voulais, au début. Mes parents m’obligeaient à regarder Apostrophes (ou Bouillon de culture ). Et puis je m’y suis habitué, et je suis devenu accro à votre émission. Si vous saviez le nombre de livres que vous m’avez fait acheter ! — Que vous avez lus ? — Bien sûr, et depuis je n’ai cessé d’acheter des livres et de les lire. Si j’ai cette passion pour la lecture, c’est grâce à vous. » Après de telles déclarations, quand l’auteur en est une femme, c’est moi qui lui propose de l’embrasser…
Des romanciers m’ont écrit dans la dédicace de leur première œuvre que mes émissions les avaient encouragés à écrire, espérant en être un jour les invités. Mais, à partir de 2001, ce fut trop tard. Ils se dirent frustrés. Quelques-uns me reprochèrent avec humour ma « défection » qui leur était préjudiciable.
Du temps d’ Ouvrez les guillemets et d’ Apostrophes , des jeunes filles n’hésitaient pas à me dire, les yeux dans les yeux, qu’elles m’aimaient beaucoup. Les années ont passé, et d’autres jeunes filles m’ont déclaré avec un beau sourire que leurs mères m’aimaient beaucoup. Le temps a poursuivi sa route, moi aussi, et depuis quelques années d’autres jeunes filles, avec une innocente cruauté, et toujours avec un sourire enjôleur, me confient que leurs grands-mères m’aiment beaucoup.
Sic transit gloria mundi.
À propos…
Voici l’un des cas où la notoriété est fâcheuse. Votre femme ou votre amante est invitée à un cocktail, à un vernissage, à une soirée, à un dîner, et, à sa demande, vous l’y accompagnez. Il est fatal que votre présence éclipse la sienne. Elle n’est plus seulement elle-même, elle est la compagne du célèbre X. Il y en a plus pour lui que pour elle. Elle se sent rejetée dans l’ombre. Il est peu probable qu’elle insiste beaucoup la prochaine fois pour vous emmener.
L’impossibilité de répondre à la vieille question scientifique et philosophique « Est-ce la poule qui a fait l’œuf ou l’œuf qui a fait la poule ? » trouve sa justification dans l’écriture même du mot œuf : est-ce le o qui est dans le e ou le e qui est dans le o ?
À cette interjection, on peut faire exprimer des sentiments très différents. La surprise : oh là là ! (Essayez-vous, lecteur, lectrice, à prononcer à haute voix ces trois mots en leur donnant le ton adéquat.) La colère : oh là là ! La grivoiserie : oh là là ! Le soupçon : oh là là ! La joie : oh là là ! L’anxiété : oh là là ! La béatitude : oh là là ! La peur : oh là là ! L’incrédulité : oh là là ! Le renoncement : oh là là ! L’agacement : oh là là ! La stupéfaction : oh là là ! Etc.
C’est parce que les sentiments que j’exprimais dans les chroniques rassemblées dans un petit livre étaient très variés que je l’avais intitulé La Vie oh là là ! . Invité dans quelques radios pour en évoquer le contenu, je variais chaque fois ma façon de prononcer le titre. Un journaliste se piqua au jeu, et nous échangeâmes pendant quelques minutes des « vie oh là là ! » sur des registres différents. On se serait cru dans un conservatoire d’art dramatique au moment où le professeur fait passer des tests à des candidats.
« Je me souviens, écrit Nabokov, d’un dessin où l’on voyait un ramoneur, qui tombait du toit d’un haut immeuble, remarquer en passant une faute d’orthographe sur une enseigne et se demander, tout en poursuivant sa chute, pourquoi personne n’avait songé à la corriger » ( L’Art de la littérature et le bon sens ).
Sans avoir jamais glissé d’un toit, je suis ce ramoneur qui s’étonne que leurs rédacteurs fassent des fautes d’orthographe sur des enseignes, dans des publicités, sur la page d’accueil des sites Internet, sur des cartes de restaurant, etc. Je m’indigne qu’elles y restent, soit parce que personne ne les a remarquées, soit parce qu’on n’a pas voulu rectifier, cela ayant été jugé sans importance.
Au Centre de formation des journalistes, un professeur distribuait à chaque élève la même page d’un journal. Le jeu consistait à déceler le plus vite possible la coquille, la faute d’orthographe ou de français contenue dans les surtitres, les titres, les sous-titres ou les intertitres. Monique Dupuis, qui deviendrait Monique Pivot, y était quasi imbattable. J’avais aussi l’« œil typographique », mais il était moins rapide que le sien. Dans les effroyables dictées des Dicos d’or elle ne faisait jamais plus d’une ou deux fautes. Pour des raisons évidentes, il lui était impossible de concourir.
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