Curieusement, on n’éteignit pas les lumières et l’écran, révolutionnaire, était composé de quatre petits écrans. Quant au film, il me plongea tout de suite dans la perplexité. On y voyait la même image — une jambe et un pied qui empêchaient une porte de se fermer — pendant une demi-douzaine de minutes. Puis ce fut un homme qui restait assis sur la cuvette d’un W-C et qui n’en bougeait pas. « Qu’est-ce que c’est, cette connerie ? » dis-je un peu fort. « Chut ! » soufflèrent mes confrères qui, derrière moi, l’air grave, convaincu, prenaient des notes.
Je pensai au film d’Andy Warhol, Sleep , qui montrait pendant huit heures un homme dormant dans son lit. Mais c’était Andy Warhol, alors que ce cinéaste allemand, inconnu, fatigué par son voyage, somnolait sur une chaise dans un coin de la salle. D’autres plans fixes se succédant toutes les trois ou quatre minutes, sans aucun rapport entre eux, je balançais entre l’exaspération et l’hilarité. Mais Marie-Claude et Cécile, très sérieuses, ne partageaient pas mes réactions et, autour de moi, mes confrères continuaient, passionnés, appliqués, de regarder et de noircir du papier.
C’était à devenir fou, quand, tout à coup, je dis à mes voisines : « Ça y est, j’ai compris, c’est Surprise sur prise ! », sans me douter qu’elles étaient complices de la farce et qu’elles avaient des micros sur elles. Elles parurent étonnées. Mais étais-je certain que cette projection fût une supercherie ? Tous ces critiques pour qui la connerie du film n’en était pas une ? Étais-je fermé à l’avant-garde ? Auraient-ils tous perdu leur après-midi pour me piéger ?
Je cherchai la caméra qui me filmait dans une salle qui, comme par hasard, était restée éclairée. Je crus la voir. Alors je sortis un journal et le lus jusqu’à la fin du film en jetant de temps en temps sur l’écran et sur mes confrères un regard goguenard.
Si je m’étais laissé avoir par les soi-disant sortilèges de la modernité, si j’avais cédé à la pression du snobisme, si j’avais été ridicule, comment aurais-je réagi vis-à-vis de ma fille et de ma collaboratrice ?
À propos…
J’ai raconté dans le Dictionnaire amoureux du vin le fameux congrès des farces et attrapes qui s’est déroulé, pendant le week-end de Pentecôte 1964, à Quincié-en-Beaujolais.
J’ai connu une femme qui envoyait des fleurs pour leur anniversaire à chacun des maris et amants qui s’étaient succédé dans sa vie, et qui mourut ruinée par Interflora.
J’ai connu une femme dont l’oreille musicale était si fine qu’elle décelait les mensonges de son mari et de ses enfants, non pas à travers les mots qu’ils prononçaient, mais au son de leur voix.
J’ai connu une femme, très chrétienne, qui consolait les maîtresses de son mari dès qu’il les avait abandonnées et qui, s’il en était besoin, assurait auprès d’elles une sorte d’assistance sociale post-adultère.
J’ai connu une femme sentimentale comme un morceau de sucre, dont l’ami le plus proche était snob comme une petite cuillère.
J’ai connu une femme qui faisait volontiers l’amour quand elle avait des migraines, celles-ci disparaissant à l’acmé de sa jouissance.
J’ai connu une femme qui lisait chaque soir à son enfant un poème de Verlaine, de Rimbaud, de Baudelaire, d’Eluard, d’Aragon, etc., et qui fut surprise quand il lui dit : « Celui-là, c’est le plus beau, c’est celui que je préfère. » Elle en était l’auteur.
J’ai connu une femme qui, pour imposer son point de vue, pour asseoir son conseil, disait joliment : « Comme l’écrivait Mme de Sévigné à sa fille Mme de Grignan : “Fiez-vous à moi, je m’y connais.” »
J’ai connu une jeune fille, son père étant milliardaire, d’une rare beauté, d’une intelligence si pointue qu’elle était au lycée première dans toutes les matières, et d’un caractère si aimable qu’elle avait été élue déléguée de sa classe.
J’ai connu une femme qui ne rêvait pas d’être l’épouse de Michel Platini, de Dominique Rocheteau ou d’Oswaldo Piazza, mais qui rêvait d’être Michel Platini, Dominique Rocheteau ou Oswaldo Piazza.
J’ai connu des femmes qui avaient des dons pour la musique, pour l’écriture, pour la comédie, pour les arts, pour les affaires, et qui, parce qu’elles n’avaient pas cru en elles, parce qu’elles avaient été mal orientées, parce qu’elles étaient tombées amoureuses d’un homme égoïste et macho, parce qu’elles avaient été trop vite en charge d’enfants, réalisèrent un jour, avec amertume, qu’elles étaient des femmes inaccomplies.
J’ai connu une femme qui, selon le mot de Simone de Beauvoir à propos de Germaine de Staël, « menait aussi rondement une grossesse qu’une conversation ».
J’ai connu une femme qui s’était fait mettre enceinte pendant certain week-end de fertilité et de lune ascendante, dans un lit orienté est-ouest, au septième étage d’un hôtel de la baie des Anges, et qui obtint de donner naissance à son enfant dans un lieu, au jour et à l’heure où le mouvement des planètes lui promettait le meilleur.
La beauté de la femme est la seule preuve de l’existence de Dieu.
Le sexe des femmes est l’une des preuves les plus dissimulées et les plus flagrantes de la subtilité de la Création.
La peau si douce des femmes est la preuve la plus répandue et la plus tangible que le monde est bon.
Le sourire des femmes est la preuve qu’il ne faut pas avoir peur.
Les seins des femmes sont la preuve que Dieu a des mains de sculpteur.
Toutes les lèvres des femmes, apparentes et cachées, sont la preuve que les mots, publics ou intimes, naissent nécessairement du rapport à l’autre.
Les mains des femmes, bijoux sur bijoux, sont la preuve qu’il est des redondances bienvenues.
Juchées sur des talons hauts, les jambes des femmes sont la preuve que l’homme a su ajouter à l’excellence de la Création.
Les yeux des femmes sont l’une des preuves de l’existence du Diable.
Non, le fisc n’est pas un mot péjoratif comme le familier ou populaire flic . Il vient du latin fiscus , panier pour recevoir l’argent, qu’on a drôlement élargi pour en faire le « Trésor public ». Les trous dans le fond sont si béants et nombreux que l’on ne parvient plus, depuis longtemps, à les boucher.
Après le baccalauréat arraché avec les dents, comme beaucoup de jeunes gens sans envie ni imagination, je m’étais inscrit à la faculté de droit. Ça ne pouvait pas me faire de mal. C’est alors que j’eus l’idée la plus stupide de ma vie, la plus folle, la plus extravagante, la plus déraisonnable, la plus farfelue, la plus grotesque, la plus sotte, la plus burlesque, la plus saugrenue, la plus risible, mais pas la plus impayable : devenir inspecteur des contributions. Directes ou indirectes, je ne sais plus. Toujours est-il que je me suis inscrit à un cours par correspondance qui préparait le concours d’entrée à l’école officielle. Comme il était prévisible, je ne compris rien au charabia administratif. On me renvoya des travaux écrits où chaque ligne était barrée de rouge et où j’étais prié d’être un peu plus sérieux et appliqué. J’en étais bien incapable. J’eus tôt fait de m’échapper du fisc.
Quelque temps après, nuance, je lui échappai. Par un hasard malicieux, deux élèves de l’École des inspecteurs des contributions étaient devenus des amis. J’étudiais le journalisme rue du Louvre. Dans la même rue se trouvait l’une des cantines du ministère des Finances. Le prix du déjeuner y était très doux. Débrouillards, mes deux copains m’introduisaient deux ou trois fois par semaine à la table de l’administration fiscale. Quand il y avait un contrôle des cartes, ils étaient généralement prévenus. Ainsi ai-je évité tous les filtrages des inspecteurs des inspecteurs. Futurs défenseurs de l’assiette des impôts, Éric et Marc s’amusaient, quand ils n’en étaient pas fiers, de frauder le fisc au bénéfice d’un couvert usurpé.
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