Le plus souvent, ce n’est que lorsque les enfants ont quitté le domicile familial que les papas se demandent s’ils ont été de bons pères. Ma réponse a tout d’abord été : correct, pas trop mal. Puis, à l’aune des papas d’aujourd’hui : velléitaire, inconstant, insuffisant, pouvait mieux faire. Bien sûr, leur mère et moi leur avons assuré l’essentiel : une existence confortable dans un grand appartement et dans une agréable maison de campagne. Quelques beaux voyages. Le nécessaire et le superflu. Une éducation à la fois rigoureuse et libérale. Un encouragement constant à s’instruire, à se cultiver, à aimer la vie.
Mais si j’entre dans le détail, je vois bien que je n’ai pas été assez disponible. Jamais le temps. La presse écrite et la radio d’abord, puis la presse écrite et la télévision. Des journées et des soirées, même le week-end, pendant lesquelles il y avait peu de place pour des sorties, des jeux, des films, des expositions, des conversations impromptues, des heures que l’on a plaisir à perdre ensemble. Lire, lire, toujours lire. Je dois bien l’avouer : j’ai rarement choisi de leur lire ou de leur commenter un livre avant qu’elles ne s’endorment, plutôt que de lire pour l’insatiable téléspectateur du vendredi soir, avant que lui aussi n’aille se coucher.
Si, parfois, une virée aux puces le dimanche matin, une visite au marché aux timbres, un accompagnement dans une salle de sport. Mais ils étaient si rares, ces accrocs à mon agenda de forçat de la lecture, que j’éprouve quelques scrupules à les mentionner. Je n’ai pas assez consacré de temps à écouter mes filles, à leur parler, à les faire rire, à leur donner des conseils, à chahuter avec elles, à jouer avec elles, à leur raconter des histoires, à leur donner des explications, à les prendre par la main.
À la longue, en additionnant, cela en fait, des heures et des jours et des semaines que le père a préféré consacrer à son travail plutôt qu’à ses filles…
Putains de livres !
Idem pour la vie conjugale. La lecture isole, sépare. Le lecteur fuit, il est toujours ailleurs. Les griots maliens, protecteurs de la famille, n’ont pas tort de détester les écrivains et les lecteurs parce qu’ils constituent un danger pour la cohésion du foyer. Elle et moi partagions la passion du football qui nous emmenait ensemble au Parc des Princes et, surtout, au stade Geoffroy-Guichard, à Saint-Étienne. Nous avons l’un et l’autre écrit un livre sur les Verts. Elle aussi se retirait, le soir, pour corriger des textes de journalistes, pour écrire et pour traduire. Nous alternions dans un bonheur tranquille solitudes et vie commune. Mais mes « absences » étaient beaucoup plus fréquentes et plus longues que les siennes. Elle acceptait sans se plaindre l’existence trop souvent recluse — sauf pendant les vacances où nous recevions beaucoup d’amis — que mes lectures sans fin lui imposaient. Son équilibre fortifiait le mien. Son énergie alimentait la mienne. Son humour s’accordait au mien, ma sensibilité à la sienne. Grâce à elle, parfaite maîtresse de maison, excellente cuisinière, je n’avais pas à me soucier de l’intendance. Je pouvais consacrer tout mon temps à l’ouverture des paquets de livres, à leur classement et à leur lecture. Je l’appelais après chaque émission pour recueillir « à chaud » son jugement de téléspectatrice. Plus d’une fois j’ai été dérouté. Le lendemain, samedi, nous avions assez de temps pour confronter nos impressions. Parfois, les filles s’en mêlaient. Tous les quatre nous dînions ensemble chaque soir, sauf le vendredi.
De nombreuses années se sont succédé, et je suis devenu peu à peu un lecteur plus pressé qu’un mari empressé.
Salauds de livres !
> Allemand
Gombrowicz et Beduino attendaient l’autobus de la ligne 28, à Buenos Aires, quand l’écrivain proposa à son ami d’« en mettre plein la vue » aux passagers en jouant, lui, Gombrowicz, au chef d’orchestre et Beduino au musicien.
À voix haute, celui-ci interpella donc le maître installé quelques places plus loin.
« — Si j’étais vous, je ferais renforcer les contrebasses, et prenez garde aussi au fugato , maître…
Les gens tendent l’oreille. Moi, je dis :
— Hm, hm…
Lui :
— Et aux cuivres, dans ce passage de fa en ré … Quand a lieu votre concert ? Moi, je joue le quatorze… À propos, quand allez-vous me montrer cette lettre de Toscanini ?
Moi (très haut) :
— Vous m’étonnez, jeune homme… Je ne connais pas Toscanini, je ne suis pas chef d’orchestre et je ne comprends vraiment pas pourquoi vous tenez à poser devant les gens en jouant au musicien. Fi donc, à quoi rime de se parer des plumes d’autrui ? C’est très vilain !
Tous les regards, sévères, convergent vers Beduino qui, rouge comme un coq, me jette un coup d’œil assassin » (Witold Gombrowicz, Journal , t. II, 1959–1969).
J’adore cette farce de Gombrowicz parce qu’elle est astucieuse, ni méchante ni vulgaire. Il me semble que nos contemporains ne pensent plus guère à faire des farces à leurs amis ou ennemis. Règne l’esprit de sérieux. Il est vrai que le monde est rempli de farceurs patentés qui racontent n’importe quoi. Par comparaison, nos tours et facéties paraissent assez mièvres. C’est toute l’année que le bon peuple est prié de croire à d’énormes blagues du 1 er avril, de sorte que ce jour-là il ne sait plus distinguer les vraies des fausses.
Les magasins de farces et attrapes ont fermé. L’usage du verre baveur, du coussin pétomane, du cigare explosif, de la bague-jet d’eau, du sucre-araignée, etc. s’est perdu. L’extinction du service militaire a entraîné la quasi-disparition du lit à bascule et du lit en portefeuille. Qui songerait aujourd’hui à écrire et publier une Encyclopédie des farces, attrapes et mystifications (1964) ? J’en fus un très modeste collaborateur, sous la direction de François Caradec, président général de l’AFEEFA (Association Française pour l’Étude et l’Expérimentation des Farces et Attrapes) et de Noël Arnaud, chancelier de l’IFFA (Institut Français des Farces et Attrapes). Ces associations de farceurs joyeux et érudits ont depuis longtemps mis la clé, qui fondait dans la main, sous la porte, sans serrure.
La télévision ne diffuse plus d’émissions mystificatrices comme La Caméra cachée et Surprise sur prise . Des personnalités étaient les acteurs et les victimes de supercheries parfois spectaculaires, souvent très amusantes. Ainsi, pour La Caméra cachée , au temps d’ Apostrophes , me suis-je fait vendeur dans une librairie de la rue Marbeuf, à Paris. J’étais le seul employé à avoir revêtu une blouse grise. Des clients qui m’avaient reconnu ne s’étonnaient pas de me voir occuper cet emploi. Après tout, comme à la télévision, je vendais des livres. Les plus nombreux étaient cependant ceux qui marquaient de la surprise, voire de la stupéfaction. Avec naturel, sur le ton de la confidence, je leur expliquais que, la télévision payant chichement ses collaborateurs, surtout ceux qui travaillaient dans des émissions culturelles, j’utilisais mes compétences dans le commerce de détail pour arrondir mes fins de mois. Certains y ont cru. La réaction la plus étonnante a été celle d’une libraire, venue saluer notre hôte, et qui, m’apercevant, lui a dit : « Tu as engagé Pivot ? C’est une idée géniale ! Pourquoi, moi, je n’y ai pas pensé ? »
Un jour, peu avant le festival de Cannes, je fus invité au Goethe Institut pour voir en avant-première un film allemand qui allait, disait la rumeur, faire sensation. La plupart des critiques de cinéma étaient présents, ainsi que Marie-Claude Arbaudie, ma collaboratrice à Bouillon de culture pour le cinéma, et Cécile, ma seconde fille, journaliste à Studio magazine . Elles m’avaient réservé une place entre elles au premier rang. Le directeur du Goethe Institut nous présenta le réalisateur, tout juste débarqué d’un avion qui l’avait ramené de Los Angeles, et la projection commença.
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