Pendant quatre ans, j’ai interviewé cent cinquante-deux « double je » issus de quarante-trois pays. L’émission avait de très nombreux abonnés parce qu’on y faisait connaissance avec des personnages aussi étonnants qu’admirables. Ainsi, le Malien Cheick Modibo Diarra, passé par l’université française avant de devenir un scientifique de haut vol à la Nasa ; l’historien américain du pain français Steven L. Kaplan ; Brian Molko, le chanteur anglais du groupe Placebo ; la présidente de la République de Lettonie, Vaira Vike-Freiberga ; Andrzej Seweryn, Polonais devenu sociétaire de la Comédie-Française ; Zhu Xiao Mei, victime et actrice de la Révolution culturelle chinoise, qui ne renoua qu’en France avec le piano dont elle est une virtuose.
Double je était une émission produite et diffusée par France 2 et TV5 Monde. La dernière, florilège des trente-sept émissions précédentes, commentée par Erik Orsenna, fut diffusée sur France 2 le 6 janvier 2006. Mais elle ne passa jamais sur TV5 Monde ! Jean-Jacques Aillagon, devenu entre-temps le président de la chaîne francophone internationale, avait nommé à la direction des programmes un jeune imbécile qui jugeait que la culture n’intéressait pas le public de la chaîne. Il refusa donc de la diffuser. Avec la bénédiction de son patron qui, lorsqu’il avait été ministre de la Culture, sermonnait les directeurs des chaînes publiques parce qu’ils n’accordaient pas une place assez généreuse aux émissions culturelles sur leurs antennes…
Cette histoire confirme mon soupçon que les personnes les plus intelligentes, les plus cultivées, à de certains moments, et peut-être pour des raisons qu’il faut chercher dans leur vie privée (je suis gentil, j’avance une explication honorable), égarent leur bon sens et deviennent très sottes.
Prenez trois voyelles, d’abord le e , puis le a , enfin le u , vous les liez dans cet ordre, et vous obtenez à l’oreille une quatrième voyelle : le o . Magique ! Peut-être pas pour les étrangers qui apprennent le français et pour qui la prononciation de eau ne coule pas de source. Mais ils sont ensuite rassurés par notre logique lorsqu’ils constatent que le ruisseau, le chéneau, le caniveau, le seau, le bateau, le radeau, le maquereau, le carpeau, le château (d’eau) sont en conformité avec l’écriture de leur liquide existentiel.
Jusqu’au jour où ils s’aperçoivent, sans que ce soit la faute à Rousseau, que lavabo, cargo, canot, aviso, lamparo, Calypso ne bénéficient pas de l’eau courante.
En concluent-ils que le français va à vau-l’eau ?
On ne le devient pas, on naît écrivain. L’encre précède l’existence. Le Mac précède les nouveaux Balzac. On ne sait pas pourquoi des hommes et des femmes attrapent des gènes bizarres qui se sont fait la tête de Proust, de Camus ou de Duras. Un soir, vers l’âge de huit ou dix ans, ils annoncent à table : « Je serai écrivain. » Une voix, jadis, leur répondait : « Mange ta soupe au lieu de dire des bêtises ! » De nos jours : « Bois ton Coca au lieu de raconter des conneries ! » Nés Verso ascendant Pléiade, comment ne croiraient-ils pas à leur destin littéraire ?
Cependant, certains ne naissent pas écrivains. Ils le deviennent. Pour passer à la télé, pour décrocher le Goncourt et le respect de leurs fournisseurs, pour entrer dans le Who’s Who ou à l’Académie française. Pour séduire une femme inaccessible ou un homme distrait. Ces écrivains-là ne sont pas les meilleurs. Car l’ambition des vrais est simplement de s’épater eux-mêmes en traçant chaque jour un mot juste.
Les écrivains ont tous eu une enfance extraordinaire ( > Jeunesse). Si elle a été banale, un peu de style la rendra prodigieuse. Le style ajoute du pathétique, des moustaches, de l’exotisme, des bonheurs-du-jour, de la métaphysique, des micocouliers ou des trains fantômes.
Les écrivains se drapent dans leur style. Ou le tendent comme un passeport. Ils espèrent voyager avec le plus longtemps possible, jusque dans ce pays improbable, à la démographie maigre et toujours fluctuante, où l’on mange bio et biblio : la postérité.
Les mots sont à tout le monde, mais ils appartiennent un peu plus aux écrivains. Ils les chopent quand ils passent devant, au-dessus ou derrière eux. Puis ils les rangent dans des ordinateurs ou directement sur des feuilles blanches, suivant un ordre mystérieux, parfois complexe, qui relève de la syntaxe, de la grammaire, de la météorologie, du moral des ménages, du confort du siège et de la chance.
Avec les mots les écrivains font des métaphores, des antonomases, des chiasmes, des euphémismes, des hypallages, des zeugmas et bien d’autres choses étranges qui échappent au vulgum pecus comme lui échappent les points d’une tapisserie. Il n’est pas de métier qui n’ait son vocabulaire technique. Comment les écrivains n’auraient-ils pas le leur, d’un genre particulier puisqu’ils emploient des mots pour désigner d’autres mots qu’ils emmanchent et goupillent suivant leur fantaisie ?
Les écrivains restent toute leur vie de grands enfants qui se disputent les meilleurs oxymores et les plus subtiles synecdoques.
À propos…
Tout compte fait, les écrivains les plus romanesques sont ceux qui ont un peu écrit, rien publié, et qui néanmoins tiennent pour certain d’appartenir à la confrérie. Quelques pages l’attestent, en effet. On peut les lire sur leur blog. Ou chez eux, si l’on est intime. Le talent est manifeste. Il y a quelque chose. Mais la suite ? Il n’y a pas de suite. Ils n’y arrivent pas. Enfin, pour le moment, parce qu’ils sont bien décidés, étant des écrivains et même de grands écrivains, à coucher sur le papier ce qui est encore retenu quelque part. Il ne s’agit pas d’apporter des preuves. Ni de justifier de soi-disant prétentions. Puisqu’ils sont des écrivains ! Il faut simplement attendre le moment où ça viendra. Forcément.
Pendant vingt-huit ans un écrivain a été pour moi une femme ou un homme dont j’avais lu le dernier livre et que j’avais invité pour que nous bavardions de son contenu et de sa forme. Très chic : je ne recevais que le vendredi soir, uniquement sur rendez-vous. Celui-ci jamais sollicité par le patient, mais décidé par moi, médecin, psychologue, cardiologue, acupuncteur, sexologue, accoucheur, surtout pas anesthésiste. L’originalité de mes consultations, c’était que je ne délivrais des ordonnances qu’aux téléspectateurs.
C’était de la médecine de groupe. Quatre ou cinq écrivains ensemble. Qui avaient lu les livres des autres, et qui savaient ce qui avait récemment agité leur esprit et sur quels mots — maux parfois — ils avaient penché leur corps.
Avant chaque émission je prévenais que, lorsqu’elle serait terminée, le temps passant toujours trop vite, chacun se sentirait frustré. On ne dit jamais tout ce que l’on avait prévu et envie de dire. On aurait aimé aborder tel sujet qui n’a pas été évoqué. On a le sentiment de n’avoir pas bien répondu à une question ou à une interpellation. L’esprit d’escalier commence son irrésistible ascension. Combien de nuits blanches ou grises ai-je passées à cause de ce maudit esprit d’escalier ? Car le plus frustré de tous, c’était moi, qui n’avais pas su relancer celui-ci, enchaîner avec celui-là, réussir une digression, interrompre un bavard, clarifier une déclaration obscure, etc. J’étais à la fois mon malade et mon médecin. Je donnais rendez-vous aux deux, le vendredi suivant, même lieu, même heure. Pour une nouvelle séance de frustration collective dont, à la vérité, je retirais le plus souvent, ne soyons pas faux cul, plaisir et fierté.
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