Ce fut une nuit pleine d’étoiles et sans avions. Sous le regard toujours inquiet de ma mère, nous avons joyeusement pique-niqué sur l’herbe d’un charroir , sentier qui sépare deux vignes. Nous avons fait les lits à la diable sur la terre battue de la cadole, les matelas serrés les uns contre les autres. En dépit des remontrances et des menaces de punition, nous avons, la petite fille et moi, chuchoté, ri, nous nous sommes frôlés, chatouillés, mamourés jusqu’à une heure où la cadole, la porte ouverte, laissait entrer un peu de fraîcheur et l’illusion de la paix.
« À la sortie de la boîte, je l’ai vu : il m’a calculée… »
Habile invention du langage des jeunes, cet emploi très élargi du verbe calculer .
Le garçon ne s’est pas contenté de dévisager la fille, de la regarder, de l’examiner, de la déshabiller, de l’expertiser. Il est allé plus loin. Constatant qu’elle lui plaisait, il a pesé ses chances de lui plaire. Il a jaugé son caractère. Il s’est demandé si elle aimait faire l’amour ou pas. Il s’est interrogé sur la meilleure façon de l’aborder et de la séduire. En quelques secondes, il l’a calculée. Au risque, évidemment, comme dans tous les calculs mentaux, de se tromper.
Nos dictionnaires usuels ne suivent pas l’évolution du mot canaille . Certes, ils rappellent que sous ce terme vieilli sont rassemblés les gens malhonnêtes, la populace sans foi ni loi. Une canaille est une fripouille qui peut aller jusqu’au crime. Mais, déjà, la vieille canaille de Serge Gainsbourg se contente de lui voler sa femme, son porto et sa vaisselle. « Je s’rai content quand tu s’ras mort, vieille canaille. »
Puis il a suffi de montrer de la vulgarité avec un peu d’arrogance et de perversité pour être qualifié de canaille : des manières canailles, des airs canailles, des propos canailles.
Depuis quelques années, le mot n’est plus aussi péjoratif. Il a gagné en humour et cela lui a donné une meilleure image sociale. Ainsi appelle-t-on plats canailles quelques vieux plats de la cuisine française, comme les ragoûts, les potées, le bœuf miroton, la tête de veau, les rognons, les tripes, le boudin, le coq au vin, etc., tous ces mets d’autrefois qui s’opposent à la cuisine chic d’aujourd’hui et qu’on continue de manger en famille ou entre copains, sans façon, la serviette autour du cou, en buvant des vins de soif qu’on pourrait aussi appeler vins canailles.
L’expression « sieste canaille » est très employée dans le Midi par les estivants. C’est une sieste durant laquelle un couple ne se contente pas de dormir. On parle aussi de « sieste crapuleuse ».
Le mot commence à s’introduire dans les vêtements : une jupe canaille, un décolleté canaille, un slip canaille. Autrement dit, osés, provocateurs.
Il m’est arrivé de faire des Apostrophes canailles.
L’un de mes 100 mots à sauver . En 2004, il ne figurait ni dans le Grand ni dans le Petit Robert . Mais il était présent, au pluriel, dans le Petit Larousse . « Par pitié, qu’on l’y laisse ! » suppliais-je. Non seulement il y est toujours, mais il a été récupéré par le Petit Robert . Qui écrit que c’est un mot belge. De fait, quand je suis allé à Bruxelles et à Lille présenter mon livre, les journalistes s’étonnaient qu’il fût ignoré des Parisiens, et plus encore des Français d’au-dessous de la Loire.
Les carabistouilles ont beaucoup plu aux collégiens. De tous les mots à sauver, c’est celui qu’ils se promettaient d’employer le plus souvent. Il est aussi amusant à prononcer que facile à comprendre. Les carabistouilles sont de petits mensonges, de petites bêtises. Quand j’en avais le temps, je dédicaçais ainsi le livre : « À…, sans billevesées ni carabistouilles, ni balivernes, ni calembredaines, ni fariboles, donc, sincèrement, avec… » Tous ces mots sont très proches les uns des autres, et leurs nuances prouvent la richesse malicieuse de la langue française.
> Ouille !
Le cardon est à la bette (ou blette) ce que le lièvre est au lapin d’élevage : beaucoup plus goûteux. Le cardon est un haut et volumineux légume d’automne cultivé surtout en Provence et dans la vallée du Rhône. On le fait étioler, c’est-à-dire blanchir, en l’enfermant dans des caves ou des galeries souterraines où il est privé de lumière. Dans mon enfance on mangeait les premiers cardons pendant les fêtes de fin d’année. Il est maintenant sur les marchés beaucoup plus tôt. Les circuits de blanchiment, du cardon comme de l’argent, battent des records de rapidité.
La cuisine lyonnaise en a fait un légume gastronomique. Gratiné avec une sauce blanche, au jus de viande ou à la moelle, son amertume procure un vif plaisir. Ma mère servait toujours ses cardons gratinés — elle leur ajoutait in fine de la moelle — avec une volaille ou une pièce de bœuf au jus généreux et odorant. Les cuisinières ont du mérite à éplucher les côtes de ce légume ligneux, car leurs doigts deviennent tout noirs. Il faut longtemps et souvent les frotter pour qu’ils retrouvent leur couleur naturelle. Plus besoin aujourd’hui aux femmes (et aux hommes) d’éplucher les cardons et de donner ainsi une réelle preuve d’amour à leur famille : on les trouve en conserve. Mais rien ne vaut leur exubérante fraîcheur du marché.
À propos…
En Beaujolais, non seulement on enfermait les cardons durant l’hiver dans les caves, mais, pour qu’ils deviennent très blancs, on les entourait aussi de paille. D’où l’ironique expression, au début de l’été, quand les hommes et les ados dénudent leurs gambettes toutes pâlottes : « Tu as dépaillé les cardons ? »
> Gourmandise
Encore une inégalité entre les hommes : les cauchemars. La plupart sont abonnés à des cauchemars banals, qui ne sont que les répétitions aggravées des angoisses éprouvées dans la vie courante. Ouverts ou fermés, les yeux frémissent sur des images de faits divers, des scènes de la hantise ordinaire. On dort mal, on se réveille en sueur, le cœur en déroute, et quand nous nous rappelons ce qui nous a mis dans cet état, nous sommes consternés par la médiocrité du scénario.
Et puis il y a ceux, les veinards, même s’ils ont très peur, qui font des cauchemars dont l’originalité atteste de la créativité de leur inconscient. Soit ils sont ailleurs, dans un autre monde ou dans un autre temps, où de terrifiantes métamorphoses les jettent dans des paniques inédites ; soit ils restent sur notre plancher des vaches, mais il y a de la poésie, du surréalisme, et même de la métaphysique dans l’orchestration nocturne de leur pétoche.
Mes cauchemars appartiennent, bien sûr, à la première catégorie, pour psychanalystes stagiaires.
Mais n’est-il pas normal que le réel colle de nuit comme de jour au cérébral des journalistes ? Les poètes, les romanciers, les auteurs dramatiques, les cinéastes, eux, peuvent et doivent se laisser aller.
À propos…
On disait autrefois : « Couche-tard, cauchemar. » Plaisante allitération pour expédier les enfants et les adolescents se coucher de bonne heure.
Ah ! la cédille ! Habile et malicieuse petite chose qui se glisse sous le c pour en faire un s . Exemple : soupçon . Qui pourrait s’écrire : soupson , ou çoupson , ou, plus rigolo, çoupçon . Avec deux cédilles, çoupçon paraîtrait plus suspicieux…
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