J’avais dix-sept ans et j’étais amoureux d’une jeune fille de Villeurbanne à qui ses parents défendaient de me rencontrer. Je ne la visitais donc que de loin. Quand les horaires du lycée me le permettaient, je prenais le tram pour me poster dans sa rue et guetter le moment où elle sortirait de chez elle. Le plus souvent, elle restait dans l’ignorance de ma présence. Le danger d’être surpris et le plaisir de l’apercevoir me faisaient battre un peu plus fort le palpitant. Le brouillard me permettait d’audacieuses avancées, mais l’image qu’il me donnait à voir de ma bien-aimée était floutée.
Un matin, le brouillard était semblable à celui que Gabriel Chevallier décrit. Le tramway avait roulé au pas, le conducteur actionnant en permanence son avertisseur. On n’y voyait que couic. Je m’étais carrément posté sur le trottoir d’en face. À sa porte même, impossible, au cas où son père l’aurait accompagnée au lycée. Je ne doutais pas que mes yeux, stimulés, aiguisés par un sentiment très fort, bien au-dessus des conditions météorologiques, parviendraient à percer le mur de coton sale. Mais il était si dense qu’il ne laissait passer aucun bruit. Je n’entendis ni ne vis la porte s’ouvrir. Fantôme parmi les fantômes, elle entra à mon insu dans le brouillard et s’y perdit…
Ainsi sommes-nous souvent empêchés par les circonstances d’attacher notre regard à ce que nous aimons. Des passants s’interposent, des voitures, un train, de la buée sur une fenêtre ou sur nos lunettes, un soleil aveuglant, de la brume, du brouillard… Le roman de Félicien Marceau Les Élans du cœur se termine sur une inopportunité tout aussi naturelle et fâcheuse. Le cœur en écharpe, la jolie Denise reste enfermée dans sa chambre. Un garçon amoureux rôde à la lisière du petit bois, tous les jeudis, parfois le dimanche. On l’appelle Rimbaud. Il regarde la maison, il scrute la fenêtre de la chambre. C’est le printemps. Chaque semaine les herbes sont plus hautes, les arbres plus fleuris. Un jour, Rimbaud n’aperçoit plus rien. La maison et Denise ont disparu derrière le feuillage.
À propos…
La fête des Lumières (chaque année le 8 décembre), à l’origine manifestation de piété et d’actions de grâce, maintenant joyeuse kermesse culturelle, commerciale et touristique, n’a-t-elle pas été une réponse, un défi du subconscient de la ville de Lyon au brouillard ?
> Flouter
Ça n’a l’air de rien. On emploie ce pronom démonstratif de deux lettres sans y penser, presque machinalement. Qui ça ? Où ça ? Ça va ? Ça roule ? Ça marche ? Ça biche ? Ça urge ! Ça me démange ! Ça sent quoi ? Comment ça se présente ? À part ça ? Oh ! pour ça…
Mon premier ça fut professionnel. Dans l’épicerie de mes parents où j’étais un vendeur intermittent du jeudi et du dimanche matin, je demandais aux clientes, après une première vente : « Et avec ça, madame ? »
Contraction de cela, ça est pratique et populaire. Ça va, ça vient… Il est tellement commode, pour ne pas dire complaisant, qu’on lui a confié l’acte sexuel. À quoi rêvent les ados ? À ça. Je ne pense qu’à ça , titre d’un album de Wolinski. Peut-on résumer plus brièvement une activité à laquelle la tradition française du cinq à sept attribue deux heures de temps ?
Ça , c’est aussi, dans la bouche des polémistes ou sous la plume des écrivains, un mot terrible chargé d’ironie, de dédain ou de mépris. Ça, c’est-à-dire pas grand-chose, trois fois rien.
« Mme de Staël regardait un jour M. de Barante dans une sorte de contemplation rêveuse. Tout à coup, elle s’écria :
— Quand je pense que j’ai aimé ça ! » (Victor Hugo, Choses vues ).
« Gilbert, le pédéraste, rentrant par hasard dans le cabinet de toilette d’Émilienne d’Alençon, la trouvant à cheval sur le bidet et, du bout de sa canne, montrant avec dégoût l’entrejambe de la belle prostituée : “Quand on pense que c’est avec ça qu’on nous prend nos hommes !” » Paul Morand, Journal inutile, 1968–1972 (c’est Morand qui a souligné le ça ).
Mais ça peut aussi désigner du beau et du bon. Vous devriez lire ça… C’est bien comme ça… Ça, c’est Paris !
« Le triomphe culinaire de la Bonne-Franquette, c’était un veau aux carottes, un de ces veaux aux carottes dont les véritables amateurs s’écrient : Je ne vous dis que ça ! » (Alphonse Allais, Amours, délices et orgues ).
Un dessin de Sempé met en scène un homme qui, se contemplant avec satisfaction dans une glace, s’exclame : « Quand je pense que ça va disparaître, un jour, ça ! »
À propos…
Couci-couça : moyen, ni bien ni mal, entre les deux. « Comment allez-vous ? — Couci-couça. »
Pour amateurs de conjugaison : « Savez-vous coudre ? — Couci-couça. »
De la flopée de synonymes familiers ou argotiques du mot tête, caboche (qui serait une variante du mot picard caboce , la bosse) est le meilleur. Le plus compact, le plus minéral, le plus inébranlable. Quelle caboche ! Une sacrée caboche ! Avoir la caboche un peu dure , être entêté, ne céder sur rien. Un drôle de cabochard ! « Mais tu n’as donc rien dans la caboche ? » disait l’instituteur de mon village en tapant de son index replié sur la tête de l’élève, comme s’il frappait à petits coups sur une porte pour entrer.
On peut souffrir d’un mal de tête, se casser la gueule, recevoir un coup de boule, se fracturer le crâne. La caboche, elle, ne craint rien.
À propos…
« Non, ça n’déracine pas
ça fait à sa tête de travers
cette idée-là, bizarre ! qu’on a
tête de caboche, ô liberté. »
Gaston Miron, « Tête de caboche »,
in L’Homme rapaillé
Dans le Beaujolais, ainsi que dans le Mâconnais et le Chalonnais, la cadole est une cabane située au milieu des vignes. Construite en dur, avec sur le toit des tuiles rouges ou des tôles ondulées, elle était assez grande pour que le vigneron y range ses outils, sa sulfateuse, et même sa charrue. Les tracteurs en ont fortement réduit l’utilité, de sorte que beaucoup de cadoles ont disparu du paysage. Il en reste cependant assez pour entrer dans des circuits touristiques.
Dans la cadole du petit vignoble familial, j’ai passé, du 27 au 28 juillet 1944, une nuit comme de temps en temps les enfants en raffolent : étrange, désordonnée, rieuse, peccamineuse, hors du temps et dans un lieu inconfortable. Pourtant les circonstances étaient tragiques. Vers vingt heures trente, deux avions allemands avaient bombardé et mitraillé la petite ville de Beaujeu, distante de notre hameau d’environ quatre kilomètres à vol d’oiseau. Trois morts, des blessés, des maisons détruites. Nous regardions et nous entendions, non sans frayeur, les avions faire des cercles dans le ciel, tout à coup piquer ou lâcher leurs bombes.
Ma mère décréta qu’ils pourraient revenir la nuit, se tromper de cible et anéantir notre maison et nos vies. Elle décida que nous passerions la nuit dans la cadole où nous serions plus en sécurité. Le commis de la ferme nous aida à transporter de vieux matelas sur lesquels dormaient les vendangeurs, ainsi que de légères couvertures pour une nuit d’été. J’avais neuf ans, mon frère quatre, et nous accompagnait, outre ma mère, une petite Lyonnaise de mon âge qui était réfugiée chez nos amis vignerons.
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