Petit garçon, aidé d’un enfant de mon âge et d’un chien, je gardais les chèvres et les moutons d’une ferme de Charnay, village du Rhône, où mes parents me mettaient parfois en pension pendant les vacances. Nous emmenions le troupeau brouter dans un pré que nous atteignions après une longue procession entre des talus et des murs de pierre que les chèvres escaladaient avec malice et légèreté. J’aimais leurs caprices, leur refus d’obéir, leur entêtement, leur tempérament fugueur, alors que la soumission groupée des moutons ne suscitait chez moi ni reconnaissance ni sympathie.
Plusieurs chèvres mirent bas. Dès qu’ils commencèrent à se tenir sur leurs pattes et à jouer, leurs petites têtes tantôt levées, tantôt baissées pour exprimer curiosité ou regimbement, les cabris devinrent des amis et des jouets. Je ne me lassais pas de les contempler, de les caresser, de les bichonner, de leur parler, de me rouler avec eux dans la paille. J’étais toujours volontaire pour les emmener téter leur mère. Et, quand vint le temps des biberons, je ne laissais à personne le plaisir de fourrer la tétine entre leurs lèvres déjà humides d’avidité. Chaque matin, avant de partir avec le troupeau, je leur disais au revoir, les embrassais et les serrais contre moi avec toute la tendresse de mes jeunes années.
Un jour, un peu avant midi, la pluie menaçant, nous rentrâmes plus tôt que d’habitude. Le troupeau s’engouffra dans la cour, les moutons devant, les chèvres derrière, éparpillées ; tous, nous nous dirigions vers l’étable quand je vis, comme crucifiés sur la grande porte de bois, les corps dépouillés, sanguinolents, des cabris. Le boucher lavait ses couteaux dans un seau, de la paille rougie formait un tas sur lequel étaient posés des chiffons tachés du sang des animaux.
Je poussai un cri. D’horreur ? De colère ? De détresse ? De révolte ? Ce cri résonna longtemps aux oreilles des fermiers et de leurs deux garçons. Ce cri, il me semble encore l’entendre, comme s’il était gravé dans le disque dur de mon enfance.
Le chocolat est-il une drogue ? Assurément. Beaucoup d’impénitents croqueurs sont soumis au chocolat comme de fieffés renifleurs à la cocaïne. À cette différence près que les fèves de cacao sont libres de commerce et qu’on en tire, en poudre, solide ou liquide, une gourmandise autorisée par la République et par la Faculté.
Qui est en manque de chocolat n’ouvre pas délicatement une tablette. Il la saisit avec fébrilité, il passe un doigt sous le rabat de l’enveloppe, il l’arrache, il déchire le papier d’argent, il met à nu la tablette, désormais prisonnière de ses mains, de ses yeux, bientôt soumise à sa concupiscence. Avec le ballotin, il n’a pas plus d’égards. Trop long de défaire le nœud. S’il a des ciseaux, il coupe. Ou bien il tire sur le ruban jusqu’à ce qu’il cède. Ou, s’il n’est pas trop serré, il le fait glisser le long de l’emballage dont il ouvre ensuite prestement les rabats. Il extirpe le papier fantaisie du dessus et, scrutant les différents chocolats qui s’offrent à lui, il saisit déjà le premier de ce qui sera une longue montée au paradis des Aztèques.
Le foie, bien sûr. Ah ! le foie ! Comment se présente le foie d’un fou de chocolat ? L’image est brouillée. Rouge sombre. Couleur lie-de-vin, cacao. De quoi se faire de la bile. Frédéric Dard se flattait d’avoir réalisé l’« union sacrée » de son foie et du chocolat.
Il avait réussi à l’éduquer, et même à le dresser, car « le foie est, bien avant le cheval, la plus belle conquête de l’homme » (préface au livre de Martine Jolly, Le Chocolat, une passion dévorante ).
Le foie dompté, restent les reins. Inapprivoisables, même pas influençables, les reins. Deux têtes de nœud. Ils fabriquent des cailloux. Et quand les cailloux veulent se tailler un chemin dans nos bas-fonds, ouille ouille ouille ! Lors de ma seconde crise de coliques néphrétiques, le chirurgien me demanda d’observer la petite chose dure qu’il avait extraite de ma tuyauterie intime et qu’il tenait entre le pouce et l’index. « On distingue très bien, me dit-il, les strates chocolatières. De haut en bas : la Maison du Chocolat, Bernachon, Valrhona, Côte d’Or, Lindt, mais certaines marques m’échappent sûrement. Je n’ai pas votre compétence… »
Aux journalistes qui lui demandaient, avec des airs de limiers du fisc, pourquoi il vivait en Suisse, Frédéric Dard répondait : « Parce que j’aime le chocolat. » C’était plus le chocolat au lait que le noir qui, du temps où les frontières n’étaient pas des conventions, méritait le détour par Genève. Vladimir Nabokov : « Il est impossible de retrouver le goût du chocolat au lait suisse de 1910, cela n’existe plus » ( Apostrophes , 30 mai 1975).
Je crois que nous avons tous dégusté, un jour, un chocolat, craquant sous la dent ou fondant sur la langue, qui nous a laissé un souvenir si exquis que, tout au long de notre vie, nous dévorons des montagnes de chocolat pour retrouver ce que nous savons bien à tout jamais perdu. Car ce n’est pas ce chocolat qui n’existe plus, mais nous, tels que nous étions, quand nous l’avons tant aimé.
À propos…
Être chocolat : être grugé, à tout le moins frustré. Ne pas avoir obtenu ce qu’on espérait. S’être fait avoir. Il y avait jadis au Cirque de Paris deux clowns qui s’appelaient Footit et Chocolat. Celui-ci était la dupe de celui-là. À la fin de chaque scène, Footit se moquait de son compère en lançant : « Il est Chocolat », lequel, faussement consterné, s’exclamait : « Je suis Chocolat. » Le succès du numéro assura la prospérité de l’expression être chocolat .
> Corps, Mots gourmands dévoyés
Un jour, j’eus l’idée d’une émission qui se serait intitulée « Le petit quelque chose en plus ». Beaucoup de gens illustres ou célèbres, de jadis, d’hier et d’aujourd’hui, ont ajouté aux exploits, aux activités, admirables ou détestables, qui leur ont valu ou qui leur valent leur renommée un petit quelque chose. Ce détail, cette particularité, ce « gimmick », ou mieux cette mini-mythologie, est devenu tellement connu du public qu’il les identifie spontanément. Exemples : le tonneau de Diogène, la moustache de Dalí, la main de Napoléon dans son gilet, le chapeau de Mitterrand, la madeleine de Proust, la chemise blanche échancrée de Bernard-Henri Lévy.
Cette singularité est soit une caractéristique physique, soit un vêtement, soit un accessoire, soit un animal, soit toute chose à laquelle leur image est immédiatement liée, leur réputation indéfectiblement associée.
Cela vaut aussi pour des personnages imaginaires auxquels leurs créateurs ont donné un « truc » original qui ne s’oublie pas. Exemple : le nez de Cyrano.
Toutes les femmes et tous les hommes passés à la postérité ou installés dans la considération du moment n’ont pas « un petit quelque chose en plus ». Mais beaucoup le possèdent. Mettez au cours d’un repas la conversation là-dessus et vous constaterez que les convives, piqués au jeu, feront assaut de références. Dans le désordre ils citeront probablement :
• le panache blanc d’Henri IV
• la cuisse de Jupiter
• l’oreille de Van Gogh
• la dictée de Mérimée
• les bananes de Joséphine Baker
• la moustache de Staline
• les yeux de Michèle Morgan
• l’épée de Damoclès
• les pommes de Cézanne
• le bandana de John Galliano
• la barbe de Victor Hugo
• les lunettes de Trotski
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