En devenant la formule banale, le merci « tout court » semble d’ailleurs s’être raccourci comme à regret : Merci qui ?… Hein ? Merci mon chien ?… Il a l’air de traîner dans la conscience des mères comme un remords étymologique… Merci madame ! — Voilà qui est mieux ! Merci de madame ; on retombe ainsi par-delà les siècles sur « la vostre merci », le point de départ.
Il est intéressant de noter également que le « non merci » du refus a gardé de ses origines un curieux accent de prière. — Voulez-vous une raclée de coups de bâton ? — Non merci ! Non merci !… Un verre de cet excellent vin du quai de Bercy ? — Merci ! Merci ! Grâce ! Épargnez-moi !…
Naturellement les petits enfants ne connaissent pas toutes ces subtilités, mais je crois qu’ils sentent, par un curieux instinct linguistique de débutants, que le mot les oblige chaque fois à réavaler un millénaire d’humiliations et d’implorations piteuses… Ils savent aussi, dans leur grande faiblesse, qu’ils sont « à la merci » d’une lourde baffe maternelle s’ils n’exécutent pas bien net et bien haut leur action de grâces !
LES TEMPS MODERNES
L’invention des armes à feu a beaucoup amusé leurs premiers utilisateurs. En sonorisant les batailles elles ont donné à la guerre sa véritable voix, et doublé sans doute le plaisir des entr’égorgements.
Battre en brèche
Je l’ai dit, la prise des places fortes, comme leur défense, a été un des points cardinaux de l’art militaire. En effet pourquoi faire la guerre si c’est pour conquérir un champ de navets ? Les villes, les châteaux, en dehors de leur intérêt stratégique, ont d’autres séductions : l’or qu’ils contiennent, que l’on pille directement ou que l’on oblige les propriétaires à vous remettre sous forme de rançon — sans compter la joie frivole de pouvoir éventrer et égorger à chaud une population d’autant plus drôle qu’elle est déjà morte de peur !…
De tout temps la meilleure méthode pour franchir des remparts a été de pratiquer dans la muraille un trou suffisamment grand pour y engager les troupes, ce qui s’appelle faire une brèche, du haut allemand brecha, fracture : « … En terme de guerre, se dit de cette ouverture qu’on fait aux murailles d’une ville assiégée, par la mine, sappe, ou coup de canon, pour ensuite monter à l’assaut. On dit qu’une batterie voit en brèche, quand elle la découvre de telle sorte qu’on puisse tirer dessus pour la défendre, ou l’attaquer ; que le canon bat en brèche. » (Furetière.)
Battre en brèche est donc un des tout premiers usages de l’artillerie ; cela constituait à l’époque un progrès décisif par rapport aux vieilles catapultes qui lançaient des pierres.
Tirer à boulets rouges
Une variante intéressante aux époques de tâtonnement consistait à provoquer un bel incendie dans le camp adverse selon la technique du « boulet rouge » : « Un boulet qu’on fait rougir dans une forge, dont on charge le canon pour mettre le feu aux lieux où il tombe, quand il y trouve des matières combustibles. » (Furetière.)
C’est donc l’ancêtre rudimentaire de l’obus explosif, et « tirer à boulets rouges » la première forme des bombardements dont on connaît les merveilleux développements ultérieurs et la prodigieuse réussite. Il semble du reste qu’un grand pas fut franchi en 1678, si l’on en croit cette lettre du 21 janvier que cite Littré : « Le sieur Brossier, qui vous rendra ce billet, prétend avoir inventé deux sortes de boulets creux propres à brûler les vaisseaux, et m’a demandé d’en faire l’épreuve à Toulon en présence des officiers de marine » — signé Seignelay, c’est-à-dire le fils du grand Colbert, secrétaire d’État à la Marine. Il est injuste que cet obscur inventeur n’ait sa statue nulle part.
De but en blanc
Des premières arquebuses aux actuelles fusées à tête chercheuse la balistique a fait des progrès miraculeux, mais les principes fondamentaux demeurent les mêmes depuis le tir à l’arc le plus lointain : on peut tirer soit en pointant l’arme directement vers l’objet visé s’il est à courte distance, soit en compensant l’éloignement au moyen d’une hausse fixée sur le canon, qui fait décrire à la balle une courbe en hauteur avant d’atteindre l’objectif — ou de le rater d’ailleurs ! Cette seconde manière exige un calcul et un réglage de la bouche à feu, la première aucun : c’est le tir tendu, direct, que l’on appelait autrefois de but en blanc, ou encore — c’est le même mot : de butte en blanc.
Avant d’être « ce que l’on vise », le but, ou butte, était l’endroit d’où l’on tire, généralement un monticule surélevé. Le blanc était la cible (le mot cible, venant de Suisse, ne s’est répandu qu’à l’époque napoléonienne). « De but en blanc — explique Furetière — est aussi une façon de parler adverbiale, qui dans le propre se dit en parlant d’armes à feu et de gens qui tirent. Cela signifie, depuis le lieu où l’on est posté pour tirer jusqu’à celui où l’on doit tirer, & où est attaché le blanc auquel on vise. “Le canon des arquebuses buttières peut porter de but en blanc mille pas ou environ” (Gaïa). On le dit aussi au figuré, pour dire, tout droit, sans biaiser, d’une manière ouverte. “En venir de but en blanc à l’union conjugale, il n’est rien de si marchand que ce procédé” (Molière). »
On a dit également à une époque « de pointe en blanc » : « De sorte que du dit bastion on tirait de pointe en blanc dans le passage. » (M. du Bellay, in Littré.)
Le mot butte avait déjà changé de camp, si l’on peut dire, au XVI e siècle, pour passer dans celui où nous le connaissons : l’objet visé. Bien qu’un peu compliqués, les exercices de tir du jeune Gargantua font allusion à la chose : « … visoyt de harquebouse à l’œil, affeustoyt le canon, tyroit à la butte, au papagay [perroquet], du bas en mont, d’amont en val, davant, de costé, et en arrière comme les Parthes. »
Il est résulté de ce changement l’expression être en butte aux attaques, propres et figurées, c’est-à-dire exposé comme une cible peut l’être dans un champ de tir !
À brûle-pourpoint
Naturellement ces histoires d’arquebusades nous ont valu aussi le très brusque « à brûle-pourpoint » ; comprenez « à bout portant », en posant le bout du canon carrément sur le pourpoint — ce qui ne manque pas d’abîmer l’habit en question si l’on appuie sur la gâchette !… « La jalousie pouvait l’avoir excité à lui dire à brûle-pourpoint des vérités fâcheuses à entendre », dit Saint-Simon, et Littré ajoute : « Ce qu’on dit à brûle-pourpoint n’est pas toujours quelque chose de désobligeant ; il y a des éloges, des flatteries à brûle-pourpoint. » Dans ce cas c’est moins brûlant !
Faire mouche
Les cibles s’étant perfectionnées en même temps que les armes augmentaient leur précision, on ajouta au centre du blanc un petit cercle noir semblable aux « mouches galantes » que les dames se collaient sur le visage comme des grains de beauté destinés à faire ressortir davantage la blancheur de leur peau.
Faire mouche c’est placer la balle dans ce rond ; ce n’est pas à la portée du premier venu. « Elle le comprenait sans qu’il s’exprimât, comme un tireur devine que sa balle a fait un trou juste à la place de la mouche noire du carton », dit Maupassant.
Faire long feu
Encore faut-il que la poudre soit sèche ! Ce qui n’était pas toujours le cas du temps où les armes se chargeaient par la gueule, avant l’invention des cartouches à percussion, convenablement étanches. Il y avait souvent un brouillard qui traînait, un crachin qui mouillait le salpêtre. Au lieu de produire une combustion vive et la belle explosion qui éjecte la balle à sa vitesse de croisière, la charge brûlait mollement, et envoyait le projectile sans force à quelques pas, comme un pet foireux. Le coup, techniquement, faisait long feu — et manquait son but !
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