On s’est moqué de la mouche ; on l’a avilie. Dans le Roman de Renart, par exemple, Dame Hersant insulte en ces termes sa rivale, la femme de Renart :
… plus estez pute que mouche
qui en esté les genz entouche.
C’est dans ce contexte de mépris généralisé que dès le XV e siècle au moins une mouche a désigné un espion au service d’un puissant : « Il n’y a rien qui rende tant odieux les tyrans que les mouches, c’est-à-dire les espions qui vont partout espiant ce qui se fait et qui se dit », juge Amyot. Plus tard la mouche, avec son dérivé péjoratif le « mouchard », s’est appliqué également aux agents de police spécialisés dans la filature. « Mouche — explique Furetière — se dit figurément d’un Espion, de celui qui suit un autre pas à pas. Entre les sergents il y en a un qui fait la mouche, qui suit tous les pas de celui qu’ils veulent prendre, & qui marque la piste au coin de toutes les rues où il passe : c’est de là qu’on a dit, une fine mouche, pour dire un homme qui a de la finesse, de l’habileté pour attraper les autres. »
Pas piqué des vers
On dit d’une histoire, d’une situation, d’une anecdote, d’une chanson, qu’elle n’est pas piquée des vers, quand elle est généralement excellente en son genre, et cela signifie qu’elle est drue, quelquefois un peu verte, et même, peut-être, franchement salace.
Le ver est depuis toujours ce qui gâte, qui ronge, aussi bien les chairs que les végétaux ; c’est le « principe de corruption » des anciens, le symbole du vieillissement, du périssable. La locution piqué de vers était déjà en usage au XVII e siècle, au sens propre, appliquée aux étoffes mitées et au bois vermoulu. « Ver — dit Furetière en 1690 — se dit aussi d’une certaine tigne, ou petit animal qui s’engendre dans les étoffes, ou dans les bois qui sont vieux. Ce bois, ces étoffes ne valent rien, elles sont piquées de vers. »
« Ne pas être piqué des vers » signifie donc à l’inverse jeune, sain, solide, encore dans toute sa vigueur.
L’expression apparaît avec une valeur métaphorique vers le premier tiers du XIX e siècle, pour désigner une personne jeune et vigoureuse. On relève une première attestation en 1832, dans Les Amours de Mahieu — Mahieu, ce personnage de bossu, franc luron paillard, petit bourgeois au parler dru dont les caricatures firent florès sous la Monarchie de Juillet, se vante de la conquête d’une belle fille :
C’est qu’elle n’était pas piquée des vers,
C’est c’qu’il faut à Mahieu !
Le sens est : une fille jeune et fraîche, une « belle plante », propre à la joute amoureuse de l’insatiable bossu [100] Ce sens existe et vit toujours, inchangé, dans certains parlers occitans ; on dit d’un homme : N’es pas cussonnat ! (le cusson étant indifféremment le ver du bois, du fruit, ou le charançon), pour dire qu’il a conservé une force physique intacte et impressionnante, voire toute sa vigueur sexuelle. De même pour une femme.
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C’est encore cette valeur au premier degré qui demeure en 1867, glosée par Delvau : « Ne pas être piqué des vers. Être bien conservé, avoir de l’élégance, de la grâce — dans l’argot du peuple qui emploie cette expression à propos des gens et des choses. »
Trente ans plus tard l’expression avait évolué vers son sens actuel ; elle s’était dématérialisée, passant à des situations, des événements « pas piqués des vers », tout en conservant l’idée de vigueur. Dans ce passage du Père Peinard, à la fin du siècle, le sens paraît être « ce sera nouveau, dynamique, épatant, et rudement chic ! » : « C’est qu’aussi ce ne sera plus comme avant : il y avait désaccord à tel point entre les prolos des villes et les gas de la cambrousse que quand les uns se levaient, les autres les laissaient en frime.
« Au prochain coup, ça ira autrement : des villes aux campluches on se tendra les pognes et, en chœur, on marchera !
« Aussi, ce ne sera pas piqué des vers ! Ça ronflera tant et si bien que la Sociale nous fera en plein risette. » ( Le Père Peinard, 18 septembre 1898.)
Aujourd’hui l’image du bois et des étoffes s’est entièrement effacée ; appliquée à des propos, à une historiette, l’expression garde cependant une connotation de « verdeur » caractéristique. Une lettre « pas piquée des vers », est une lettre qui en dit « des vertes et des pas mûres », qui tient des propos vigoureux dans une langue drue et crue, qui ne mâche pas ses mots. Ça peut secouer l’opinion, des harangues pareilles : « … je dois dire qu’avec moi, Brinon dans nos rapports, travaux ensemble, fut toujours correct, régulier… et il aurait eu à dire lui aussi !… de ces propos qu’on m’attribuait !… pas piqués des vers !… que la Bochie était foutue !… Adolf, catastrophe !… propos publics et en privé !… » (L.-F. Céline, D’un château l’autre, 1957.)
Pas piqué des hannetons
Expression sœur, qui continue d’être à la remorque de la précédente sur laquelle elle s’est formée, apparemment avec la même évolution. Delvau notait déjà en 1867 : « On dit aussi N’être pas piqué des hannetons. »
Lorédan Larchey la présente lui aussi en équivalence en 1872, dans son sens premier : « Aussi frais, aussi sain que la feuille respectée par les hannetons. » Il cite à témoin une phrase de Xavier de Montépin : « Une jeunesse entre quinze et seize, point piquée des hannetons, un vrai bouton de rose. »
J’espère, lecteur, en terminant ce chapitre, que vous l’aurez trouvé de même.
Aussi bien pleure bien battu, comme mal battu.
Vieux proverbe.
La langue française doit beaucoup à l’armée. À toutes les armées, de tous les temps. Si l’on considère que le fond de notre langue vient pour une bonne part, non pas du latin classique des intellectuels romains, mais du « bas latin », sorte d’argot des légionnaires transmis aux peuplades pacifiées, on comprend l’étendue de la reconnaissance que nous devons aux soldats. Le mot tête par exemple, qui en latin testa signifiait « vase de terre cuite », représente au départ une plaisanterie aussi fine que nos « cafetières », « carafes » et autres « calebasses » pour désigner le siège de nos pensées…
Du Moyen Âge jusqu’à nos jours la langue des militaires, langue du plus haut prestige, n’a cessé de fournir des vocables et des locutions d’autant plus imagées que la guerre était fréquente, active, et souvent glorieuse. Car il n’est rien de tel que le soldat pour distribuer à la ronde le vocabulaire de son métier. Parler boutique lui donne du mystère, lui qui revient toujours du seuil de la mort violente ; il en acquiert du charme et de la grandeur.
Sous l’Ancien Régime les armées se débandaient l’hiver ; les troupes prenaient leurs quartiers, tandis que les officiers supérieurs retournaient à la Cour, aux salons et aux dames, où ils véhiculaient naturellement les façons de parler nées de l’excitation du combat et du progrès des techniques guerrières. Ils avaient le verbe haut, mille anecdotes… Ils avaient des muscles, de la hardiesse, des balafres, ils sentaient bon le cheval et le crottin chaud. Les dames émoustillées se suspendaient à leurs lèvres, voulaient savoir, charmantes, comment on tuait. Ces nobles gens racontaient leurs batailles, faisaient des gestes, et employaient les termes techniques pour faire plus vrai, plus comme-si-vous-y-étiez… On les comprend : comme c’était trop tôt dans l’ère quaternaire pour qu’ils puissent rapporter des photos, tout devait passer dans le langage !
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