Naturellement, il s’agit là d’un langage très agreste ; dès que les peuples commencent à s’urbaniser ils se coupent de certaines préoccupations, et en particulier du mode de vie des écureuils ! C’est sans doute pourquoi le mot a glissé vers le chat, plus familier et tout aussi matinal — on disait dans le même sens « dès que les chats seront chaussés. » Il a fourni le bizarre « potron-minet. »
Quant au reste, j’ignore si c’est avec ou sans malice que le postérieur est devenu le « patron » dans l’altération populaire de la locution « patron-minet » ; une variante déjà en usage au début du XIX e: « Dès le patron minet, il te fallait empoigner l’arrosoir, et te morfondre à jeter du ratafia de grenouilles sur tes tulipes. » (Vidocq, Mémoires, 1828.)
Donner sa langue au chat
Cette formule qui marque la fin des devinettes se noie dans le brouillard des temps et des jeux enfantins. Cependant le chat, comme dévoreur de langue, qui rend les petits enfants muets, semble avoir pris à une époque relativement récente la place du chien, ordinairement plus vorace. « Ne sauriez-vous deviner ? — demandait M me de Sévigné. Jetez-vous votre langue aux chiens ?… » Il semble bien que ce soit là l’ancienne formule : jeter quelque chose aux chiens c’est en faire très peu de cas, voire un acte infamant, et ne pas être « bon à jeter aux chiens » le comble de l’indignité.
C’est probablement parce que « langue au chat » est plus joli, moins brutal que « langue aux chiens », que s’est effectué ce changement d’animal domestique. L’expression consacrée s’éloigne ainsi de la réalité féroce dans laquelle elle a certainement vu le jour, à des époques où les mutilations humaines n’étaient pas de simples façons de parler. Couper les mains en guise de châtiment, couper les oreilles, le nez, la langue, à des ennemis vaincus, à des captifs, par représailles ou pour le simple plaisir, ont été — sont encore parfois ! — des pratiques odieuses mais bien réelles. Les jeux d’enfants qui miment — innocemment ? — la plus grande bestialité des peuples (on joue à la guerre, n’est-ce pas ?) sont souvent comme l’écho de ces coutumes barbares, et c’est sans doute dans un châtiment cruel qu’il faut voir la véritable origine du gentil renoncement de nos devinettes. Car donner sa langue à manger aux chiens, ou aux chats, c’est, par une automutilation symbolique, devenir irrémédiablement muet, et donc le plus sûr moyen de ne jamais pouvoir répondre à la question posée.
Ménager la chèvre et le chou
À vouloir plaire aux uns on s’attire souvent la colère des autres, et il est parfois difficile de ménager la chèvre et le chou !… Dans cette curieuse locution il faut comprendre le verbe ménager, non pas dans le sens actuel d’épargner, mais dans celui qu’il avait autrefois de « conduire, diriger » — que l’anglais a conservé sous la forme quasi internationale de manager et management . Une « bonne ménagère » est étymologiquement celle qui dirige bien les affaires de sa maison. « Le fait d’un bon mesnager — dit La Boétie au XVI e siècle — c’est de bien gouverner sa maison. » On comprend que l’on soit passé de là au sens d’économie domestique !
C’est donc « conduire la chèvre et le chou » qu’il faut entendre à l’origine de l’expression, ces deux antagonistes ancestraux, prototypes du dévoreur et du dévoré, du faible et du fort, du couple dominant-dominé qui a toujours besoin d’un arbitre, d’un gardien, d’un législateur ; le duo a donné aussi mi-chèvre, mi-chou, moitié agressif, moitié soumis, donc incertain, hésitant à pencher vers un bord ou un autre.
En tout cas il faut être habile pour faire cohabiter ces deux ennemis, ou les emmener en voyage. Une histoire fort ancienne illustre la difficulté de leur « conduite » : c’est le fameux problème du passage d’un loup, d’une chèvre et d’un chou.
Un homme doit faire traverser une rivière à ces trois « personnages », mais le pont est tellement étroit, ou la barque si frêle, qu’il ne peut en passer qu’un seul à la fois. Bien sûr il ne saurait à aucun moment laisser ensemble sans surveillance ni le loup avec la chèvre, ni la chèvre avec le chou ! Il doit donc faire appel à une astuce particulière, sujet de la devinette, et vous pouvez mettre la sagacité de vos amis à l’épreuve de ce classique qui a fait la joie de nos aïeux. Solution : on passe d’abord la chèvre, le loup et le chou restant seuls ne se feront aucun mal. On la laisse de l’autre côté et on revient « à vide » chercher le chou. Une fois celui-ci sur l’autre rive — c’est là l’astuce — on ramène la chèvre avec soi. On la laisse seule à nouveau, pendant que l’on fait traverser le loup que l’on ré-abandonne avec le chou, mais sur l’autre bord. On a alors tout le loisir, dans un aller-retour supplémentaire, d’aller rechercher la chèvre, afin que les trois protagonistes se retrouvent sans dommage sur la rive opposée, en compagnie de leur habile gardien.
Cette histoire était déjà célèbre au XIII e siècle, où savoir « passer la chèvre et le chou » était déjà une expression figurée d’habileté dans la discussion, comme en témoigne ce passage du Guillaume de Dole en 1228 :
Si lui fait lors un parlement [96] Discours.
De paroles où il lui ment :
Pour passer les chèvres, les chous,
Sachez que il n’estoit mie fou.
Comme on voit, la locution ne date assurément pas des dernières neiges ; M me de Sévigné écrivait le 25 mai 1680 : « Et si, en tournant le feuillet, ils veulent dire le contraire pour ménager la chèvre et les choux, ils auront sur cela la destinée à mon égard de ces ménageurs politiques, et ils ne me feront pas changer. »
Payer en monnaie de singe
Le singe est parmi les animaux exotiques celui qui a été connu le plus tôt sous nos climats. Dès le Moyen Âge il a fait l’objet d’une curiosité soutenue de la part des foules, et il semble qu’à partir de la Renaissance nombre de maisons cossues hébergeaient un singe domestique qui faisait la joie des petits et des grands. Saint Louis, pour sa part, avait émis un règlement qui dispensait les amuseurs de payer le droit de passage sur le Petit-Pont, à Paris, notamment les montreurs de singes, lesquels faisaient exécuter quelques tours à leurs bestioles en manière de paiement.
Voici le passage crucial de ce curieux édit, tel qu’il apparaît dans le Livre des Métiers d’Estienne Boileau, vers l’année 1268 : « Li singes au marchant doibt quatre deniers, se il por vendre le porte ; si li singes est à homme qui l’aist acheté por son déduit, si est quites, et si li singes est au joueur, jouer en doibt devant le péagier, et por son jeu doibt estre quites de toute la chose qu’il achète à son usage et aussitôt le jongleur sont quite por un ver de chanson. » ( in Quitard.) (Le singe du marchand doit quatre deniers, si celui-ci le porte vendre ; si le singe appartient à un homme qui l’a acheté pour son divertissement, il est quitte, et si le singe est à un montreur, il doit faire des tours devant le péagier, et pour son jeu doit être quitte de toutes les choses achetées à son usage, et de même les jongleurs sont quittes pour un couplet de chanson.)
Ce serait là l’origine lointaine, au travers d’un usage qui s’est perpétué, de l’expression payer en monnaie de singe, qui signifie « ne pas payer du tout », souvent en lanternant son homme avec des belles paroles et des simagrées. Rabelais l’employait déjà en 1548, dans son Quart Livre : « D’entre les quelles frere Jan achepta deux rares et précieux tableaux (…) painct et inventés par maistre Charles Charmois, painctre du roi Megiste ; et les paya en monnoie de cinge. »
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