ANIMAUX DIVERS
En Europe occidentale le loup, ancienne terreur des petits enfants, n’est plus qu’un souvenir, un vieil animal de fable. Il continue à vivre dans le langage, mémoire mythique des nations — une faim de loup, un froid de loup. En France, il a été un réel prédateur jusqu’au milieu du XIX e siècle, mais nous nous sommes habitués à son absence. Nous sommes devenus trop nombreux sur ce coin de planète, où nous instituons nos propres prédations, pour coexister avec l’habitant des bois. Un loup chasse l’autre !…
À la queue leu leu
Le mot leu n’est pas autre chose qu’une ancienne forme de loup. « Hareu, le leu ! le leu ! le leu ! » criaient les bergers picards. Il a laissé des traces dans le nom Saint-Leu, pour Saint-Loup, et naturellement dans la description de gens marchant l’un derrière l’autre — « queue à queue, comme les loups quand ils s’entresuivent » : à la queue leu leu ! Cela bien avant que les romans de Fenimore Cooper nous fassent parler de « file indienne. »
Pourtant le redoublement du mot leu n’est qu’une erreur d’écriture, déjà très ancienne. Il constitue une mauvaise (ou amusante) interprétation de la vieille langue où « de » et « du » ne s’employaient pas toujours pour désigner l’appartenance : Château-Gaillard veut dire « le château de Gaillard » et Choisy-le-Roi, « Choisy du Roi. » Ainsi la queue du loup était simplement « la queue le loup », et en Picardie : « la queue le leu », qu’on a fini par écrire « leu leu. » Du reste Rabelais cite la forme « à la queue au loup. »
Si l’expression a eu autant de vitalité c’est qu’elle servait à désigner « un jeu de petits enfans », un jeu tout bête, et toujours amplement pratiqué dans les cours d’écoles maternelles, qui consiste à courir en rang d’oignons en tenant le tablier de celui qui précède… C’est le petit train ? Bien sûr ! Simple changement de motivation. Des centaines de générations de bambins se sont divertis de la sorte, bien avant que les trains existent. Celui qui court en tête de file, avant de faire la locomotive, faisait tout bonnement le « leu » !
C’est à se demander si ce ne sont pas les trains qui ont réellement copié sur les petits enfants, et à travers eux sur les loups ?… On comprend mieux dès lors la perplexité des vaches le long des voies ferrées, et l’abîme de réflexions où les plonge la « récupération » humaine des instincts ancestraux.
Connu comme le loup blanc
Quand un loup rôdait à proximité d’un village, la nouvelle avait vite fait le tour de ses habitants. La menace qu’il représentait pour les troupeaux, et aussi pour les enfants, bien que réelle, était aussitôt exagérée par un vent de panique dont il est difficile de cerner la part de l’imaginaire. Toujours est-il que c’était un animal rapidement identifié et qu’il était bien difficile à un brave loup de se promener incognito dans la campagne. De là la comparaison classique : « On dit aussi qu’un homme est connu comme le loup — dit Furetière — pour dire qu’il est extrêmement connu : & cela ne se dit que d’un homme de qui on peut se donner liberté de dire ce qu’on en pense. »
Dans nos contrées les loups arboraient un pelage noirâtre, au mieux gris foncé ; cependant, comme pour les autres espèces d’animaux et pour les mêmes raisons d’ordre génétique, il arrivait que l’un d’eux naquît albinos. Ces loups blancs occasionnels frappaient doublement l’imagination populaire qui leur octroyait la puissance redoutable des prodiges ; c’est presque comme un animal mythique que les gens du Moyen Âge voyaient le « loup blanc », et en tant que tel que l’évoque Rutebeuf à la fin du XIII e siècle :
Car ce siècle est si changé
Que un leu blanc a tous mangé
Li chevaliers loyaux et preux.
La forme connu comme le loup blanc paraît donc un renforcement naturel de l’expression du XVII e; elle était en usage normal dès le début du siècle dernier : « Je vous attendais, me dit-il ensuite. Quand je dis je vous attendais, nous vous attendions, car vous êtes ici connu comme le loup blanc, et nous avons lu votre affaire dans les journaux. » (E. Debraux, Voyage à Sainte-Pélagie, 1823.)
Peut-être à cause d’une incompréhension due à la forme populaire « leu », peut-être par un jeu de mots tentant, au lieu de « connu comme le loup blanc » on dit souvent dans le nord de la France « connu comme le houblon » — variante assez naturelle chez des buveurs de bière !
Entre chien et loup
La distinction entre les deux bêtes est essentielle pour le voyageur, encore faut-il y voir assez clair… Entre chien et loup, dit Littré, est « à petit jour, le soir ou le matin, c’est-à-dire quand le jour est si sombre qu’on ne saurait distinguer un chien d’avec un loup. »
Peut-être aussi le chien est-il le temps du jour, de la lumière, de l’activité ; le loup le temps de la nuit, de l’ombre, de la peur, où l’on se réfugie chez soi, dans le sommeil et aussi dans les cauchemars. Le jour guide et protège, la nuit égare et menace… Entre les deux c’est l’hésitation, le crépuscule, le passage, lui aussi inquiétant, d’un état à l’autre. « Je crains l’entre chien et loup quand on ne cause pas », avoue M me de Sévigné.
L’expression remonte… à la nuit des temps ! On lit au XIII e:
En un carrefour fist un feu
Lez un cerne [95] Près d’un « chêne » ?
entre chien et leu.
Ce fut toujours l’heure propice aux mauvaises rencontres, et aussi, heureusement, aux rendez-vous galants : « Ils se donnèrent un autre rendez-vous, où la Grifaude se trouva en personne, afin de se faire réparer son honneur à forfait : ce fut sur la brune d’un autre soir, entre chien et loup, derrière les sacs à blé. » (Caylus, Les Écosseuses, 1739.)
Autre temps, autres manières : « Moi je regardais ses jambes, ses mains sur le volant. » Et ma montre. À huit heures je lui ai dit d’allumer les phares : « Le petit bouton, là sur votre gauche… » On roulait entre chien et loup… « Faut trouver un hôtel, elle dit… » (B. Blier, Les Valseuses, 1972.)
Dès potron-minet
Dès potron-minet, de grand matin, est une façon de parler qui se fait rare, mais elle intrigue encore ses derniers utilisateurs. Savoir que l’on dit aussi patron-minet n’éclaircit guère la locution, qui désigne le point du jour — comprenez « dès que le jour point » (du verbe poindre). Son ancienne forme est d’ailleurs potron-jacquet ; en normand un « jacquet » est un écureuil. Quant au potron, il est une altération de poitron — on disait au XVII e siècle : « il s’est levé dès le poitron-jacquet » — lequel vient de « poistron », du latin posterio, postérieur, révérence gardée : le cul. « … et la boele [les boyaux] vous saudra fors [sortira] par le poistron », menace quelqu’un dans le Roman de Renart.
Selon la grammaire de l’ancienne langue (voir Queue leu leu), potron-jacquet signifie donc « le derrière de l’écureuil », partie fort visible de cet animal tout en queue et de surcroît extrêmement matinal ; l’expression veut dire : « quand l’écureuil montre son derrière, se lève, dans la fraîcheur de l’aube naissante »…
« Je vais me coucher. Le lendemain, m’étant éveillé dès le potron-jacquet, comme mon père ronflait encore, parce que le vin l’avait surpris au bal, je vais à l’écurie ; je prends sa jument et le chemin de Niort. » (Caylus, Les Étrennes de la Saint-Jean, 1742.)
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