Pour dire « jeûner », les poilus de 1914 ont eu recours à bien d’autres locutions imagées : « se mettre la tringle », « bouffer des briques », « becqueter du bois », « manger des clarinettes » (cf. Esnault, Le Poilu tel qu’il se parle , 1919).
J’en mangerais sur la tête d’un Chinois galeux
Pour dire que rien ne pourrait l’empêcher de manger de tel plat dont elle raffolait (la salade verte, par exemple), grand-mère adaptait de cette façon plaisamment exotique une vieille expression : On en mangerait sur la tête d’un galeux. Dans Un roi sans divertissement (1947), Jean Giono fait dire au gendarme Langlois : « Et fais-moi donc un gratin de choux, au four, avec de la panure. Des choux, avec ce temps, j’en mangerais sur la tête d’un galeux. Et il n’y en aura sûrement pas à Saint-Baudille. »
Il faut en effet que le mets soit particulièrement succulent pour accepter d’en manger même dans de telles conditions (rarissimes, reconnaissons-le) : on sait à quel point la contagieuse et méchante gale était redoutée (voir supra, Méchant comme la gale ). Le Chinois auquel grand-mère faisait référence était vraisemblablement issu de la sinophobie de sa jeunesse associée à la crainte du « péril jaune » des années 1920.
Variante lancée un jour par une belle-sœur, qui nous fit bien rire : « J’en mangerais sur la tête d’un Sénégalais galeux. »
On n’engraisse pas les petits cochons avec de l’eau claire
Tordions-nous le nez parce qu’un petit moucheron était inopportunément tombé dans notre assiette ou que nos couverts n’étaient pas d’une propreté éclatante ? Grand-mère avait une réplique toute faite : « On n’engraisse pas les petits cochons avec de l’eau claire . »
D’un point de vue plus général, le proverbe nous dit aussi qu’il n’est pas toujours bon d’avoir trop de scrupules.
Bien qu’on le prétende d’origine québécoise, il semble universel. Dans le nord de la France, par exemple, on dit : « Ichi, on n’ingresse pos les pourchéaux à l’eau claire » ; en Franche-Comté : « On n’angrâs pâ là pô avou d’yô kyâr », etc.
La maxime est fondée, comme souvent, sur une idée reçue : s’il est vrai que l’estomac du cochon lui permet de digérer toute sorte de nourriture, il n’est pourtant pas dans sa nature de n’aimer qu’épluchures et détritus.
Oh, ces tartines de pain beurrées accompagnées d’une barre de chocolat Menier, Tobler ou Cémoi ! Elles nous attendaient systématiquement à cinq heures, à la sortie de l’école. C’est ainsi que, sans même nous inquiéter de l’imprécision horaire, pourtant flagrante, nous aimions « faire quatre heures ». Le quatre heures de mon enfance était le goûter d’aujourd’hui. Grand-mère, elle, disait autrement : « Avez-vous fait collation ? »
Étrange histoire que celle de ce mot collation issu du latin collatio , « réunion, rencontre » et aussi, « échange de propos, confrontation, comparaison ». Au XII esiècle, collation désigna l’action de conférer un bénéfice, notamment ecclésiastique (sens conservé de nos jours). Chez les moines du Moyen Âge, une collation fut également une conférence, une lecture faite le soir pendant le repas. Par métonymie, le mot a ensuite désigné le repas léger lui-même, généralement pris le soir par les moines (XV esiècle) ou, plus généralement, par les catholiques en période de jeûne (XVI esiècle). Il s’appliqua enfin à tous types de petits repas dont le goûter. Le Dictionnaire de l’Académie française nous précise, dans sa sixième édition (1835) que l’on prononce les deux « l » de collation quand il s’agit du bénéfice ecclésiastique mais pas quand il est question du repas léger.
« S’il ne levait pas si souvent le coude, ce serait quelqu’un de bien ! » Si, bien élevés, on ne devait pas mettre les deux coudes sur la table pendant le repas, il ne fallait donc pas non plus en lever un si l’on voulait être bien considéré. J’y perdais mon latin… jusqu’au jour où je compris que le coude levé représentait le geste du buveur qui porte le verre ou, pire, la bouteille à sa bouche. Lever le coude . Dire de quelqu’un qu’il lève le coude , c’est le traiter d’ivrogne, d’alcoolique, en usant d’un euphémisme.
L’expression date du XVIII esiècle. Elle a deux synonymes : plier le coude (attesté en 1584 dans les Serées de Guillaume Bouchet) et hausser le coude , apparu au XV eet toujours en usage. Oudin (1640) répertorie deux autres équivalents de hausser le coude : l’une, énigmatique, hausser le temps , l’autre plus explicite, hausser le gobelet .
Voilà une bien étrange manière d’« aller manger avec les chevaux de bois » (voir supra). L’expression, particulièrement cocasse, m’a été soufflée par mon beau-frère qui la tient lui-même de sa grand-mère sarthoise. Elle ne peut être comprise sans l’anecdote qui lui est associée : un paysan était si radin qu’il ne nourrissait guère son âne. Quand on lui demandait : « As-tu pensé à donner à manger à ton âne ? », il répondait invariablement : « J’cré qu’oui [18]. » À force de « J’cré qu’oui », la pauvre bête finit par mourir de faim et manger du crécoui prit le sens de « ne rien manger du tout ».
Il vaut mieux faire envie que pitié
La prospérité a son revers de la médaille : la jalousie méchante (l’envie) qu’elle suscite chez les autres. La pauvreté a sa consolation : la pitié qu’elle fait naître, parfois. Le proverbe nous dit que la première situation est préférable à la seconde.
Plutôt qu’en parlant des riches, grand-mère nous ressortait l’adage quand elle évoquait une personne grassouillette ou qu’elle nous voyait manger d’un bon appétit.
Dans son Dégoût du monde (1739), Eustache Le Noble cite la maxime après en avoir fait un commentaire moralisateur : « Il n’y a point de vengeance plus héroïque, que celle qui tourmente l’envie à force de bien faire. Fais bien et tu ne manqueras pas d’envieux ; fais mieux et tu les confondras. L’envie boit elle-même la plus grande partie de son venin. Le secret de tourmenter les envieux, c’est de bien vivre. Il vaut mieux faire envie que pitié » (Maxime 43).
Grand-mère était bonne cuisinière mais ne s’en vantait pas. Quand elle invitait amis ou parents à déjeuner et qu’elle leur avait préparé un superbe repas, elle annonçait avec une modestie un tantinet hypocrite : « Oh, vous savez, je n’ai rien fait d’extraordinaire. À la bonne franquette, comme on dit ! » Suivaient, évidemment, de gastronomiques agapes.
Franquette est de même étymologie que franc, franche , et signifie donc littéralement « en toute franchise » puis, par extension, « sans chichis, en toute simplicité », ce qui, soulignons-le, n’exclu pas que le repas soit copieux et de qualité. Le repas à la bonne franquette n’équivaut donc pas exactement à celui que l’on offre « à la fortune du pot », c’est-à-dire, en s’accommodant des aliments dont on dispose. À la bonne flanquette fut autrefois une variante, sans doute due à une prononciation roulée du « r » initial. Jusqu’à la fin du XVIII e, on a dit « parler à la franquette », « agir à la franquette », etc. dans le sens de « sans façon, ingénument, franchement » : « Hé ! oui, oui, vous autres grosses dames vous n’allez point tout d’abord à la franquette : vous faites toujours semblant de vous déguiser les choses » (La Fontaine, La Coupe enchantée , sc. II, 1688).
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