Ah beurnoncion !
(ou Ah beurnancio, abeurnoncio, abrenotion , etc.)
Dans les Charentes, donc chez mes aïeux, on exprimait ainsi son dégoût, son aversion, toujours sous une forme exclamative. Ainsi la vieille Nanette s’écrie-t-elle en faisant une grimace devant une grande marmite où « jhe creis bien qu’ol était des oûs de chrétiens qu’a fasait bouillî [15]» : « Ab’rnotion ! » (Dr. Jean, La Mérine à Nastasie , 1903), interjection que l’on peut traduire par « Pouah ! », « Quelle horreur ! » ou par une onomatopée plus contemporaine : « Beurk ! »
Les variantes orthographiques sont nombreuses (le parlanjhe saintongeais est, comme la plupart des langue régionales, essentiellement oral) mais l’origine semble incontestable : le latin ecclésiastique ab renuntio , « J’y renonce ! », formule rituelle par laquelle les nouveaux convertis au christianisme devaient répondre quand le prêtre leur demandait : « Uturm abrenuntiat Diabolo et pompeis ejus [16]? »
À n’en pas douter, il ne saurait y avoir plus horrible abomination que Satan et ses œuvres !
Encore un(e) que les boches n’auront pas
On peut bien sûr remplacer boches par tout autre nom d’ennemi à qui l’on ne donne rien, avec qui l’on ne partage pas plus. Grand-père lançait cela d’un ton victorieux après avoir vidé son verre, terminé une bouteille (grand-mère buvait un peu de vin mais ne s’en faisait pas gloriole) ou à la fin d’un bon repas. L’expression est évidemment née en temps de guerre, période où la haine est lexicalement prolixe. Le mot boche date de la guerre de 1870. Il vient d’ Alboche , lui-même déformation d’ Allemoche pour « Allemand ». Il fut d’abord utilisé dans l’expression « tête de boche » signifiant « tête dure » ou « tête de bois », sans doute sous l’influence de « caboche », terme populaire pour « tête » depuis le XII esiècle. Les deux sens se sont fusionnés en 1914, les Allemands ayant une réputation de brutes donc de « têtes dures ». Depuis le rapprochement franco-allemand commencé dans les années 1950, le mot boche est devenu politiquement incorrect. Il était déjà quelque peu désuet au cours de la Seconde Guerre mondiale où on lui préférait parfois les termes injurieux de « fritz », « frisé » ou « fridolin », issus de Fritz, prénom particulièrement répandu (ou supposé tel) en Allemagne.
Le très péjoratif « schleu » ou « chleuh » vient d’un mot arabe désignant une tribu berbère du Maroc. Il fut d’abord utilisé par les soldats combattant au Maroc au cours de la Première Guerre mondiale pour désigner un soldat des troupes territoriales. En 1940, il fut repris par les troupes françaises pour qualifier tout soldat allemand.
Avoir toujours un boyau de vide
Il y avait toujours chez grand-mère, dans le buffet de la salle à manger, une boîte en fer colorée d’images et remplie de gâteaux : petits-beurre, langues-de-chats, sablés, cigarettes en chocolat. Alors, quand au sortir de l’école je faisais halte chez elle, la tentation était trop grande : « Je peux en prendre un ? » Grand-mère ouvrait en souriant le coffret aux trésors : « Celui-là, il a toujours un boyau de vide ! » C’était la phrase appropriée aux petites gourmandises, signification induite par l’unicité du boyau. Plus généralement, avoir un boyau de vide, c’est « avoir faim ».
Dans sa forme originelle, l’expression avait une signification quelque peu différente. Dans le Nouveau dictionnaire françois (1793), en effet, il n’est pas question de petite faim mais de repas copieux : « On dit proverbialement et bassement, d’un grand mangeur qui est toujours prêt à faire bonne chère dès qu’on l’invite, qu’ Il a toujours six aunes [plus de sept mètres !] de boyaux vides. » Le gros mangeur en question semble bien aussi se doubler d’un pique-assiette. En 1851, chez Prosper Poitevin, l’expression est simplifiée : « Avoir toujours quelques boyaux vides , se dit d’un homme qui a toujours bon appétit. » En 1888 apparaît chez Lucien Rigaud : « Avoir les boyaux en détresse , être à jeun, avoir faim. »
Toute brebis qui bêle perd la goulée
En ces années 1950, les repas familiaux n’allaient pas, pour les enfants, sans contraintes et interdits. Il fallait se laver les mains, mettre le couvert, nouer sa serviette autour du cou, ne pas se servir seul, ne pas poser les coudes sur la table, fermer la bouche en mâchant, ne pas lécher son couteau, ne pas se tortiller sur sa chaise, terminer son assiette, ne pas faire de restes de pain, et, surtout, ne pas parler la bouche pleine, voire ne pas parler du tout, sauf pour demander à boire, poliment, bien entendu. Avions-nous l’audace de dire un mot que grand-père nous remettait dans le droit chemin : « Toute brebis qui bêle perd la goulée ! » une goulée ou goulaïe désignant une « bouchée » (ou une « gorgée ») dans tous les parlers du Centre-Ouest. L’assertion était équivoque : allions-nous être exclus de la table si nous parlions ou étions-nous en danger de nous faire voler ce que nous avions à manger, à l’image d’une brebis que se fait chiper sa touffe d’herbe pendant qu’elle bêle ?
« Ce n’est pas encore aujourd’hui qu’on dansera devant le buffet ! » disait parfois grand-mère en se mettant à table.
Danser devant le buffet , c’est « n’avoir rien à manger », le buffet étant, on l’aura compris, complètement vide. Mais la fringale est-elle à ce point jubilatoire que l’on se mette à danser ? Que peut-on faire devant un buffet vide, surtout quand on a la bourse et l’estomac dans le même état ? Pleurer, se lamenter, se morfondre, mais certainement pas danser , pas même une… danse du ventre ! Alors ? Pierre Guiraud (1982) explique l’emploi de ce verbe par un calembour possible sur « fringale », et fringaler , équivalent de « danser » au XVI esiècle, issu de fringuer , « sauter, gambader » dont notre actuel « fringant » semble la seule survivance.
Le chien l’est attaché à la champieure, ici !
Une bonne âme m’a fait connaître cette exclamation de son grand-père manceau. Par cette expression imagée, le paysan sarthois nous fait tout simplement ( !) comprendre qu’il a soif.
Champieure est une contraction de Chantepieure représentant le français « chantepleure [17]», mot joliment évocateur désignant le robinet du tonneau, par évocation du liquide (vin ou cidre) qui coule ou goutte. En Normandie et dans le Berry, on parle de champlure . Si l’on y attache le chien, cela empêche évidemment qu’on aille remplir la bouteille de vin. De façon plus explicite, on entend dire parfois : « On boit d’bons coups mais le chien l’est attaché à la champieure ! »
T’iras manger avec les chevaux de bois
« Si tu ne viens pas à table séance tenante, tu iras manger avec les chevaux de bois !
— J’arrive ! »
Les chevaux de bois ne se nourrissent que de rires d’enfants et de musiques de limonaires. Aller manger avec eux, c’est donc être assuré de garder le ventre vide.
Manger, bouffer ou encore briffer avec les chevaux de bois , au sens de « ne pas manger », est une expression de la Première Guerre mondiale : « Pristi ! Heureusement que Anna m’a fait une bonne musette, sans cela j’aurais été obligé de manger avec les chevaux de bois » (Robert Wilden Neeser, Lettres de mon soldat , 1915–1916).
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