2 mai 2005
Beaucoup plus noble que le sponsor , mot pris à l’anglo-américain il y a cinquante ans, le mécène évoque encore pour nous son origine latine, faite de générosité et de munificence — à distinguer de la magnificence.
Et il est vrai que le personnage qui a fourni ce nom n’était pas n’importe qui. Caius Cilnius Maecenas, né dans une grande famille étrusque vers l’an 69 avant l’ère chrétienne, était noble, très riche, poète, admirateur de plus grands que lui, ce qui est remarquable, et ouvrait ses résidences de Rome et de Tibur (Tivoli) à Virgile, à Properce, à Horace, le gratin de la littérature latine. Cela, avec la bénédiction de Caius Julius Caesar Octavianus Augustus, neveu de notre César, et empereur de son état. C’est sur ce modèle que les grandes familles princières d’Italie, les Médicis, les Strozzi, ont inauguré le mécénat d’État. Jaloux de leurs époustouflantes réussites artistiques — on ne disait pas encore « culturelles » —, François, non pas Pinault [93] On venait d’apprendre que cet industriel amateur d’art avait renoncé à installer dans l’île Séguin, à Billancourt, une grande fondation d’art contemporain, et envisageait pour elle un palais vénitien.
, mais I er, prit cette voie : financer les artistes. C’est sous son règne que le mot mécène apparaît en français, mais on devine que le système qui tente d’organiser la production artistique en fonction d’une véritable politique est plus tardif. Sous Louis XIV, le peintre Charles Le Brun fait figure de sponsor en chef, ce qui n’est pas incongru, car sponsor est bien un mot latin, dérivé de spondere , « s’engager ». La conception un peu spéciale du mécénat d’État par un général corse devenu empereur remplit les musées français de chefs-d’œuvre de l’art italien et égyptien, ce qui retient mon nationalisme culturel — et bien naturel — de protester contre le déménagement à Venise des collections d’un mécène d’aujourd’hui. Nous qui pensions qu’il ne fallait pas désespérer Billancourt ! Consolons-nous ; l’île Séguin ne s’enfonce pas dans une lagune.
On voit par ces raccourcis historiques que le mot mécène a bien changé. Il cachait ou affichait une volonté politique monarchiste ; aujourd’hui, il témoigne d’un pouvoir économique et financier. Le mécène d’aujourd’hui, apparu — bien sûr — aux États-Unis, ne détient pas le pouvoir politique, et doit s’accommoder de celui des administrations. La bureaucratie, les tracasseries, la lenteur et la lourdeur administratives sont-elles antiartistiques et anticulturelles, alors que l’entreprise capitaliste serait devenue le moteur de la création et de la communication culturelles ? On s’interroge.
Dernière remarque : le mécénat, comme l’art, doit-il rester national ? J’entends les lamentations de tous ceux qui voient cette fondation d’art contemporain — où l’art français figure, heureusement — s’envoler pour Venise, qui n’a pas besoin de plus de lustre. Moi qui croyais qu’on voulait faire l’Europe…
10 mai 2005
Un mot négatif a pris, depuis quelques jours, de l’importance en France : c’est indécis , appliqué à une situation particulière : la requête d’avoir à exprimer une opinion binaire, oui ou non, vis-à-vis du projet constitutionnel pour l’Union européenne. L’indécis est souvent présenté comme un pauvre irresponsable.
L’inverse d’ indécis , dans notre langue, belle mais peu régulière, n’est pas décis , mais décidé . Le verbe latin decidere a pour participe passé decisus , d’où indecisus , repris en français, peu après l’apparition du verbe décider .
Decidere , c’est une image, celle de « trancher », car le verbe renforce caedere , « couper », conservé discrètement par le mot ciseau , et par excision , assez sinistre.
Ce qui est indécis n’est pas tranché, n’a pas fait l’objet d’une décision, et aussi n’est pas clair, pas net. Est-ce le cas du texte soumis à notre sagacité, collective et individuelle ? Ce texte est-il clair ou confus, précis, défini ou indéfini et imprécis, distinct ou flou, lumineux ou nébuleux ? C’est déjà une question, mais préalable, car ce n’est pas celle du référendum. Demander si le projet de texte doit être accepté ou rejeté suppose qu’on peut répondre oui ou non et, donc, qu’on peut déchiffrer le texte, ses intentions, ses enjeux, et prévoir ses résultats pour notre vie future. Hypothèse que les décidés, les résolus admettent sans hésiter : ils savent, ils prévoient, ils jugent, ils sont sûrs.
L’adjectif est donc passé de l’imprécision, dans les choses (on ne dit guère, mais on le pourrait : « ce projet de Constitution est indécis ») à la difficulté de se déterminer, pour les personnes. Ce sont des millions de citoyennes et de citoyens qui sont indécis, hésitants, perplexes, embarrassés, pour ne pas dire bien emmerdés. Le moraliste Vauvenargues, qui usait d’un plus joli français, a écrit : « la conscience est inquiète dans les indécis ». Indécis ne veut pas dire « indifférent » : l’indécision peut fort bien procéder d’une sagesse et de quelques craintes : celles d’être conduits par la passion et non par la raison, d’être manipulés par ceux et celles qui ont la parole publique. Les raisons d’hésiter ne manquent pas.
Cependant, la décision et le volontarisme sont nécessaires pour l’action. Le scepticisme, qui peut être une philosophie, favorise l’indécision. Mais la règle du jeu démocratique exige que les citoyens s’expriment, et celle du référendum ne connaît que deux positions : oui et non. C’est très découpé, c’est binaire, c’est digital, et pas du tout analogique. On n’est pas forcé de pratiquer la règle qui dit : « découpez selon le pointillé », quand on n’a pas compris le pointillé. L’indécision irresponsable, indifférente, n’est pas compatible avec la démocratie, mais l’indécision par modestie et prudence, je la trouve plutôt respectable.
25 mai 2005
Pour désigner deux personnes chargées d’accomplir une même tâche, le français dispose de mots comme duo , qui n’est pas forcément comique, comme attelage ou tandem , ou bien du nom de certains objets doubles. Le titre de Libération fait de Dominique de Villepin et de Nicolas Sarkozy les béquilles de Jacques Chirac. Comparaison sévère, et pour les soutiens, car béquille est dérivé de bec , et pour le béquillard. Plus neutre, l’expression aujourd’hui vélocipédique qu’est tandem . Au sens figuré d’« association de deux personnes », tandem est un mot plus que centenaire ; il doit son emploi usuel, au début du XX e siècle, au succès de la petite reine, et fait irrésistiblement penser à cette bicyclette à deux, où les pédaleurs ne sont pas côte à côte, mais l’un derrière l’autre. On nous parle bien d’un numéro un et d’un numéro deux. Un autre élément est la solidarité fonctionnelle ; si les tandémistes s’entendent mal et ne pédalent pas au même rythme, rien ne va plus, et c’est la chute. Le tandem, désignation anglaise, apparaît en 1880 sous la forme bicycle tandem : les Français s’en emparent vite, mais le mot était plus ancien au sens d’« attelage de deux chevaux, placés l’un derrière l’autre » et, comme on dit, en flèche. Le tandem du XIX e siècle était un cabriolet très distingué : si vous lisez ou relisez Nana , le roman de Zola, vous y trouverez un banquier accompagné de son laquais conduisant un tandem, et qui — je cite — « allongeait un fouet immense, lançait les deux chevaux attelés en flèche ». On imagine un dessin politique avec Jacques Chirac juché sur son « tandem », fouettant ses allègres pur-sang. Changement de décor quand le tandem devient bicycliste : plus de banquier, mais deux prolos, en copains ou en couple d’amoureux, pédalant vers le bonheur grâce aux lois sociales du Front populaire. Devinez laquelle des deux images évoque le tandem Villepin-Sarko ?
Читать дальше