Le remède à la situation allemande s’appelle pour le moment coalition . Ce mot n’évoque pas l’unité, comme le fait union , ni l’accord, qui vient du cœur, ni un groupe soudé, comme association . Dans coalition , on soupçonne que le co- signale la réunion, puisqu’il représente cum , « avec ». Le reste du mot est secret : il vient d’un verbe latin signifiant « nourrir ». Se coaliser , ce serait « être nourri ensemble », ce qui fait grandir les enfants : adolescent et aliment ont la même origine, le verbe alescere .
Ainsi, la coalition était censée, par la réunion, faire croître et embellir. Comme si la raison disait à quelques partis allemands : mangez votre soupe ensemble, grandissez et reformez une majorité pour faire réapparaître votre chancelier perdu, le même ou une autre.
Coalition est peut-être une leçon pour l’Europe : grandir ensemble, sans oublier le féminin.
20 septembre 2005
Face à ce problème, l’entrée contestée de la Turquie dans l’Union européenne, deux mots sont affrontés : adhésion et partenariat , ce dernier orné de l’adjectif privilégié , sans doute pour atténuer l’opposition [96] Aux partisans de négociations pour l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, certains de ses adversaires opposèrent la formule hypocrite du « partenariat privilégié ».
.
En effet, on peut imaginer qu’une adhésion molle, partielle, soit peu distincte d’un « partenariat privilégié », qui implique une loi ( lège ) privée ( privi- ), autrement dit particulière et avantageuse.
L’adhésion est finalement un collage, comme le montrent les mots adhésif et adhérence . C’est la faute, non aux partisans absolus de telle adhésion, mais à la langue latine, où le verbe haerere (d’où vient — hésion ) voulait dire « attacher, fixer » et par extension « arrêter ». Image peu dynamique, corrigée par l’histoire des mots : l’adhésion est devenue un consentement, un accord, écartant l’allusion déplaisante au pot de colle.
Ce qui s’oppose à l’adhésion n’est pas le partenariat, mais la séparation, la rupture.
En fait, on oppose fortement deux symboles : ceux de la Turquie amarrée à l’Europe, ou bien gravitant dans un partenariat. Dans les faits, qui sont économiques et politiques, l’adhésion et le partenariat ne sont pas des contraires. En outre, l’insistance sur le côté privilégié du partenaire pourrait inquiéter l’adhérent qui, lui, ne serait pas « privilégié ».
Le mot partenaire est pris à l’anglais, et partner venait de l’ancien français parcenier , « l’associé », dérivé pas très moral de parçon , qui n’était autre que le partage du butin.
Manière discrète de rappeler que ce sont les intérêts matériels qui pourraient bien l’emporter sur les symboles. Rien n’est simple, car l’islam est déjà européen, car l’Europe, depuis les XVII eet XVIII esiècles, n’est plus un « club chrétien ». Formule polémique, car, si la langue turque vient d’Asie centrale, les langues européennes appartiennent à l’ensemble « indo-européen », et l’Inde, c’est aussi l’Asie. L’Europe, petit cap de l’Asie, disait Paul Valéry. Alors, la Turquie asiatique, appendice de l’Europe ?
3 octobre 2005
« Le conflit des mots [97] Grève et conflit social du jour…
»
Choisir un mot, ce matin, ce serait choisir son camp. Le vocabulaire de la situation sociale évolue. Au centre, le mot grève , dont l’histoire est étrange, depuis les grèves de la Seine où l’on cherchait un emploi jusqu’à l’arrêt de travail démonstratif. Mais surtout, les mots qui l’accompagnent. Ils sont de deux sortes : d’un côté perturbation , du latin turbare , « agiter, troubler », galère , mardi noir , on vient d’entendre un auditeur dire nuisance , façons de dire qui expriment le point de vue des usagers et qui satisfont le pouvoir ; de l’autre, mobilisation, manifestation, revendication , selon les salariés. Reste le point de vue de la police, du genre lénifiant. On connaît ses évaluations contrastées : deux cent mille selon la police, un million selon les organisateurs.
Les métaphores suivent : raz de marée, tsunami, déferlante du côté des grévistes et des syndicats ; désordre, pagaille et chaos de l’autre. Quant aux économistes et aux sceptiques, ils ont tendance à soupirer ou à ricaner sur ces grèves qui sont le sport favori des Français. Conflit, là encore, entre le tout économique et le minimum social.
Ces affrontements de mots ne font que traduire ceux de la société. Mais ils expriment aussi un progrès. Il fut un temps, pendant des siècles, où les mots étaient tous du côté du pouvoir : ordre, désordre, révolte, émeute , et même rogne et grogne .
Aujourd’hui, les intérêts des travailleurs, des pauvres, des maltraités se disent et s’expriment dans un vocabulaire. Voyez mobilisation , qui concernait l’armée, le départ forcé pour la guerre, et qui traduit une action sociale ; ou bien revendication , qui n’était qu’un terme de droit. Devinez qui emploie le premier ce mot à propos d’une demande, d’une « revendication » sociale : c’est un socialiste, Proudhon — celui de « la propriété, c’est le vol » —, vers 1860.
Car l’évolution des manières de dire, l’apparition du vocabulaire d’en bas, celui de la rue, dont le futur sénateur Raffarin disait qu’elle ne devait pas gouverner, a une histoire précise. Tout a basculé certes en 1789, mais surtout vers 1848, époque de révolutions en chaîne. C’est alors que socialisme, syndicat, prolétariat , ce dernier aujourd’hui un peu délaissé, prennent leur valeur actuelle. La lutte des mots a-t-elle relayé feu la lutte des classes ?
4 octobre 2005
Je vous ai écouté, Stéphane, ce matin à 7 heures, mais vous ai-je entendu ? J’ai entendu le Premier ministre dire qu’il écoutait le message social, mais on ne sait pas ce qu’il a entendu, ni comment.
Ces deux verbes sont bien différents, mais leurs significations se sont emmêlées. Écouter, escolter dans l’ancienne langue, c’est auscultare , plus tard repris par ausculter . Ce verbe latin est apparenté par sa racine à auris , « l’oreille », ce qui ne nous avance guère : on savait qu’on n’écoutait pas avec son nez ni ses yeux. Pour le sens, écouter implique l’attention, et parfois l’indiscrétion. Ainsi, on écoutait aux portes avant de pratiquer les écoutes téléphoniques. Il n’y a pas besoin d’être à l’affût et indiscret pour écouter les protestations du monde du travail. En revanche, les évaluer est moins facile. Ainsi, la police a perçu moins de la moitié de la rumeur entendue par les syndicats. On peut donc écouter et mal entendre. Souvent, dans la vie politique, les écoutants sont malentendants.
Le verbe entendre concerne bien l’ouïe, dès son apparition, mais ce n’était pas le cas du latin intendere , qui contient tendere , « tendre ». Entendre , c’est d’abord « porter son attention de manière à comprendre ». Et justement, le sens dominant d’ entendre fut longtemps « comprendre ». En effet, percevoir par l’ouïe, c’était ouïr , verbe qui a reculé, puis quasiment disparu, par accidents de conjugaison, probablement. « Nous oyons , qu’ ois -je ? », disait Devos ; qu’a donc ouï M. de Villepin ? Cela se laisse avantageusement remplacer par : « nous entendons , qu’ entends -je ? » (déjà embarrassé). Qu’a donc entendu M. de Villepin, en écoutant ?
Читать дальше