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Né le 15 mai 1920 à Paris, au 2 de la rue Brézin, dans le XIV earrondissement, il fut tour à tour cycliste, soudeur à l’arc, opticien, vendeur de journaux. Et même journaliste lorsqu’il tint une chronique régulière au Matin de Paris . Lui qui se drapait dans la dignité des petites gens, il ricanait pour mieux se cacher. N’était-il pas voué aux gémonies d’une vulgarité structurelle et racoleuse ? On le devinait. Sous l’enveloppe de Sganarelle perçait Pierrot. Audiard aimait la vie et la vie ne l’aimait pas toujours. « Je me contente de participer à l’amusement général », disait-il. Et il y participait bigrement lorsqu’il écrivait les dialogues de Rue des prairies , de Mélodie en sous-sol , de Pile ou Face , de Canicule , d’après Jean Vautrin, de Week-end à Zuydcoote , d’après Robert Merle, de Flic ou Voyou , d’après Michel Grisolia, de La Table-aux-crevés , d’après Marcel Aymé. Bien sûr, certains disaient qu’Audiard était parfois répétitif dans les plus de cent films qu’il a défendus et illustrés à la manière d’un Clément Marot de la langue populaire, usant de ficelles dont les nœuds n’étaient pas toujours très coulants. Certains disaient aussi qu’il était trop libertaire, trop célinien, trop cynique, qu’un dialoguiste aux ambitions d’auteur est une chose qui participe à la fois du monstrueux, du naïf, de l’absurde, de la facétie. Certains disaient tout simplement que c’est injuste, qu’Audiard aurait dû entrer à l’Académie française. Mais Audiard ne cirait pas assez les grandes pompes. Comme il est rappelé dans Pile ou Face : « La justice, c’est comme la Sainte Vierge. Si on ne la voit pas de temps en temps, le doute s’installe. »
Le doute s’installa dans l’esprit d’Audiard lorsque son fils François fut tué dans un accident de voiture. Plus que le doute, la douleur. Cela peut donner l’envie d’être monstrueux, naïf, absurde, facétieux, distant, injuste, sarcastique, tout à la fois. Cela donna aussi un livre superbe : Le jour, la nuit et toutes les autres nuits [36] Denoël, 1978 ; Gallimard, « Folio », 1980 ; Pocket, 2012.
. Un livre d’argot, d’émotion, de souvenirs qui palpitaient comme un nid de tourterelles, le récit angoissant d’un voyage au bout du désespoir, où l’on retrouvait l’influence des deux écrivains qui ont le plus compté pour Audiard : Artaud et Céline. Extrait (début du livre) :
Déjà la Seine charrie des poissons morts. Il n’y a plus qu’à s’asseoir sur un banc et attendre. La fin du monde est pour dimanche. Le plus tôt sera le mieux. Ils ont tondu Quenotte le dernier jour d’août 44. C’est déjà loin, mais je me souviens. Je me souviens de tout. On l’appelait Quenotte à cause de ses incisives qui lui donnaient une drôlerie d’écureuil. C’était une gentille et fidèle amie. Ses parents tenaient un « Charbons, Vins, Liqueurs » rue Saint-Jacques, tout près du Val-de-Grâce. Il y avait des margotins et de l’anthracite dans la petite vitrine et une porte verte.
La bombe, l’énorme, la Super H, pétera un de ces matins ! C’est sûr, c’est écrit. Et pas dans les tarots ! Écrit dans le Grand Livre où tout est consigné : la pomme, Eurêka, la marmite, la roue, la dynamite, e = mc 2. Il en ressort très net, du Grand Livre, que, depuis la brouette, l’homme n’a jamais rien inventé pour rien.
En attendant la mise à feu — alors que le compte à rebours déjà virule dans les encéphalites intégrées —, il paraît indispensable d’énoncer les règles de ce qui, sinon pourrait avoir l’apparence d’un jeu… car je n’ai pu du tout l’esprit à jouer… un certain temps déjà que je ne joue plus… à rien… depuis qu’une auto jaune a percuté une pile de pont sur l’autoroute du Sud et qu’un petit garçon est mort. C’était par une matinée de grand vent. Voilà. Oui, voilà. J’essaierai de ne plus en parler, mais, et c’est pour cela qu’il est nécessaire de se bien comprendre, quoi que je dise, vrai ou faux, ce sera toujours du petit garçon qu’il s’agira…
En 1981, lorsque sortit au cinéma Garde à vue de Claude Miller, étonnant huis clos où s’affrontaient Serrault et Ventura, sans argot ni sarcasmes, avec pudeur et subtilité, on cessa d’attaquer Audiard. Il fallait beaucoup de tact pour traiter cette histoire d’assassin d’enfant. Et du tact, Michel Audiard en avait. Des bistrotiers ne l’appelaient-ils pas « l’aristocrate des petites gens » ? Pour la peine, on considéra l’auteur populacier de Elle boit pas, elle fume pas, elle drague pas… mais elle cause d’une autre manière. C’était trop tard. Amputé de sa jeunesse et de cette postérité qui, selon Céline, se résume à un discours aux asticots, Audiard n’en eut cure. Quatre ans plus tard, la mort l’attendait au détour d’une brune sans filtre. Le canard sauvage avait pris son envol. C’était un enfant du bon Dieu.
Il est breton et s’appelle Montfort. On aurait pu le surnommer Montfort le Marlou, mais pour simplifier, comme le Rital, le Corsico ou le Tatoué, c’est devenu Le Breton. Auguste Le Breton. Un vrai de vrai, qui a d’ailleurs écrit des dictionnaires d’argot : L’argot chez les vrais de vrai [37] Presses de la Cité, 1975.
, Argotez, argotez [38] Michel Lafon, 1987.
, et qui, ainsi que l’a écrit un de ses admirateurs, a eu une « enfance pourrave ». Un père clown, un auguste (d’où le prénom du fiston), tué en 1915, une mère qui l’abandonne. Né en 1913 à Lesneven, un chef-lieu de canton du Finistère, Auguste Le Breton n’a pas eu de foin dans les bottes. Le foin, il s’en occupait avec les vaches qu’il gardait dans une ferme. À huit ans, il est adopté par les Pupilles de la nation. On le conduit dans un orphelinat de guerre. La cerise, comme disait Boudard. La scoumoune, comme disait José Giovanni. Ou encore la guigne, la mouise, la poisse, la dégoulinante, le chrome, la mouscaille, la merdouille. Les malheureux comme le petit Auguste, ce sont des rebuts à qui l’on ne demande pas leur avis. Des gens qui n’ont pas été élevés à Saint-Jean de Passy, dans les beaux quartiers où l’on joue à se prolétariser, à s’envoyouter, à se donner un genre. Il était tranquille dans sa ferme, le petit Auguste. Pourquoi l’a-t-on enlevé à sa quiétude pour le dresser, l’embrigader, et lui donner une malchance de tourner délinquant ? À la ville, la zone fut son quotidien. Mais il fallait s’en sortir. Seul, comme le pistolero de la rivière rouge.
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Auguste Le Breton a écrit un beau livre sur son enfance : Les Hauts Murs [39] Denoël, 1954.
, adapté à l’écran en 2008. On ne parle bien que de ce que l’on connaît. Après une fugue de l’orphelinat, on le flanque dans un centre d’éducation surveillée. En d’autres termes, une maison de redressement. Terminée, la rigolade. Un peu plus, et il tournait mal, a-t-on allégué. Mais la rétorsion, parfois, n’obtient pas forcément de bons résultats. Plus on vous contraint, plus vous vous révoltez. Face à l’implacable, Auguste se veut impeccable. Il dérape quand même. C’est le sujet de La Loi des rues [40] Plon, 1967.
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Ado, Auguste Le Breton ne fréquente pas les beaux établissements. Son éducation, c’est le pavé. Il est couvreur, terrassier, bookmaker. Il apprend l’argot au contact de la pègre de Saint-Ouen. Débrouillard, il possède des parts dans des tripots. Il est « Le Breton ». Comme il refuse d’en croquer avec les collabos de la Carlingue (la pègre au service de la Gestapo), il fait la guerre du bon côté. On lui attribue la Croix de guerre. Il se marie, fait une fille à sa femme et écrit son premier livre en 1947, ce fameux Les Hauts Murs , récit d’une expérience qui l’a traumatisé à vie.
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