On comprend qu’il s’agit de filles qui vont vers leurs rendez-vous, non ?
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Auguste Le Breton est de l’époque Casque d’or . Il dit lui-même à propos du Rififi chez les hommes :
J’offre ce livre à mes involontaires professeurs d’argot, à tous ceux avec qui j’ai vécu : aux élèves de l’Orphelinat de guerre où j’ai poussé, aux pupilles du Centre de Redressement où j’ai grandi, aux arsouilles des rues avec qui mes dix-huit ans ont souffert, ri, haï, aimé, volé… Puis aux ouvriers couvreurs, plombiers, briqueteurs, dépanneurs d’ascenseurs qui, tout en m’instruisant à leur façon, ont tendu vers mon adolescence sans espoir leurs amicales mains rudes.
Le Breton résume parfaitement la situation. Tout est une question d’air du temps. Hier, les clients réclamaient de l’argot ; aujourd’hui, du franglais et du verlan ; demain, du chinois et du bambara. La roue tourne. Messieurs dames, on vous offre ce que vous voulez ! L’argot, ou plutôt le langage familier et populaire, n’échappe pas à la règle. Et l’on se fiche éperdument que quelques binoclards frustrés tartinent des pages et des pages sous le double patronage de l’université et de l’universalité. Quand Le Breton écrivait Fortif’s [42] Hachette, 1982.
, sur les fortifications de Paris, c’était du doc, du reportage, le témoignage d’une époque révolue. Le Breton, un peu à la manière de Richard Bohringer, d’un bateleur et d’un bonimenteur, prévient du reste son lecteur :
Je dédie ce livre à mes jeunes frères cadets les loubards. À ceux et à celles des grandes villes inhumaines, aux Sans Rien. À ceux et à celles des banlieues sinistres pourvoyeuses en tribunaux. À ceux et à celles des cités bétons telle Sarcelles où le regard se heurte au ciment gris qui préfigure celui des centrales de force et de correction. À toutes et à tous les éternels réprouvés avec ma fraternelle amitié.
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On ne nous enlèvera pas de l’esprit qu’il y a un côté antique là-dedans. L’argot bouge à toute vitesse, il est insaisissable. Dès qu’il se fixe quelque part, il rouille. Comme on dit en langage pro, c’est une affaire de brocassou, de chiftire, d’entomologiste de la biffe et de la chine. Même quand il y a du sentiment, ça date. Et encore plus quand ça tourne lyrique aux entournures, adjectifs en prime. Extrait de Fortif’s :
Dieu qu’elle était gironde avec ses yeux immenses, d’un mauve violet dans son pâle visage ! Qu’elle était belle avec ses cheveux courts, luisants, bien peignés, qui sentaient la jeune sève. Avec ses seins menus et hauts que la respiration saccadée soulevait sous le chemisier d’une teinte qui rappelait ses prunelles. Et ses jambes ! Ses belles cannes longues, merveilleusement galbées, tant mises en valeur par la soie noire des bas ! Et sa taille à serrer entre deux mains qui ensuite pouvaient s’évaser, glisser pour suivre la splendide courbe des hanches. Et sa chute de reins dévoilée par la jupe bleu foncé en satinette. Pas mal d’arsouilles s’en pourléchaient les babines. Mais pas touche. Terrain défendu. Les mecs avaient pas envie d’affronter le grand canaque. Ils n’étaient pas bonnards pour se faire rectifier le portrait. Ce qui ne les empêchait pas… hypocritement… en cachette de Poincaré… de la déloquer… de lui faire ouvrir les cuisses… de la forcer… de la… Oh ! comme ce serait choucard de pouvoir se la mettre sur le panais !
L’extrait nous montre que, malgré l’influence célinienne, Auguste Le Breton n’est pas forcément un styliste. Au contraire des mémorialistes Audiard et Boudard, il raconte une histoire qu’il s’approprie parfois, mais dont il s’exclue souvent. Idem pour Simonin. Il faut s’impliquer. Ou posséder un sacré tour de main.
L’important, dans cet extrait, c’est la connotation sexuelle. L’immortalité de l’argot passe par cette figure obligée. Bon nombre de dictionnaires ont abordé cet inépuisable sujet, dont le fabuleux Dictionnaire érotique de Pierre Guiraud [43] Payot, 2006.
et l’anecdotique L’Argot d’Éros de Robert Giraud [44] Marval, 1989 ; « La Petite Vermillon », 2011.
. Même le chanteur Pierre Perret y est allé de son couplet. Images et métaphores des horizons et des disciplines les plus inattendus sont dignes de la génération spontanée. On ne sait plus quoi en faire. Le sexe passionne, il motorise le langage argotique, amuse le péquin, fait fantasmer le coquin. Dans ce domaine aussi concis que circoncis, la pérennité de l’argot est assurée. On dénombre des dizaines de mots pour désigner les parties sexuelles de l’homme et de la femme, ainsi que les gymnastiques diverses et variées auxquelles ils se livrent. Des auteurs tels qu’André Hardellet, Jean Meckert, André Vers, Louis Calaferte, Vincent Ravalec et d’autres ont exploité le filon. La voie sans issue s’est transformée en zone érogène. C’est tentant. Il s’agit de jongler avec des mots et de « néologiser », comme disaient Céline et Frédéric Dard. Certains parlent chez l’homme de service trois pièces, de cigare à moustaches, de onzième doigt, de chauve à col roulé, de fifre à pédale, de vipère broussailleuse, de bâton de jeunesse, de père frappart et de ses deux adjoints, etc. Chez la femme, on parle de mille-feuille pour le sexe, de boîte à ouvrage, de tarte aux poils, de salle des fêtes, de bonnet à poils, de tablier de sapeur ; puis, pour le derrière (tout compris), d’as de pique, de dé à coudre, d’œil de bronze, de cadran solaire, d’abat-jour, de panier à crottes, d’arrière-boutique ; puis, pour la poitrine, d’avant-scène, de signes extérieurs de richesse, de monde au balcon, de boîtes à lait, de pare-chocs, de fruits confits sur l’étagère, de pamplemousses en devanture, etc.
Il y aurait de quoi remplir une bibliothèque. L’imagination dans ce domaine est sans limites. N’importe quelle expression, dans n’importe quelle activité (mettre le rôti au four, relever le compteur, purger le radiateur, désosser le gigot, repeindre la devanture…) peut prendre une signification spéciale, pour ne pas dire spécieuse. L’argot — mais doit-on parler d’argot ? — n’obéit plus à aucune nomenclature. C’est le langage en mouvement. Un électron libre qui s’amuse dans un champ tout ce qu’il y a de plus magnétique.
Il est important de souligner que l’argot, qu’il soit classique ou moderne, est en perpétuelle mutation pour ce qui concerne l’érotisme. Un écrivain comme Auguste Le Breton, contrairement à Frédéric Dard, s’est souvent limité à un argot sans imagination. On veut dire par là tellement littéral qu’il semblait manquer de littoral. La nana a une motte, une chagatte, un tafanard, des nichons. Le mec a des burnes, des roupettes, un chibre, un braquemart, une quique. Le Breton était exclusivement un auteur de polar. Cependant, il a prouvé, avec d’autres livres, qu’il était également un auteur. L’homme qui a mis le verlan au goût du jour a écrit plus de quatre-vingts livres. Pour le paraphraser, on ne s’en pourlèche pas forcément les babines. Mais l’on retient quand même ses deux livres de jeunesse, quelques polars, Du vent… et autres poèmes [45] Le Rocher, 1998.
, un recueil de poésie, et Monsieur Crabe [46] Le Rocher, 1995.
, un témoignage de sa lutte contre le cancer. Ce n’est déjà pas si mal.
Lors des vingt dernières années de sa vie, Le Breton a créé les séries « Les Antigangs » et « Brigade antigangs ». Le petit gars des anciennes fortifications a fini par être terrassé par le cancer. Une enfance, c’est le passeport de la vie. Il y a toujours un guichet où l’on vous demande des comptes. On est admis, on ne l’est pas. Il y a du rififi dans les destins. Auguste Le Breton est mort à quatre-vingt-six ans en 1999.
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