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Frédéric Dard culbute, saute et transfigure le vocabulaire. Difficile de reprendre son souffle. On se trompe ? « Je peux me gourer, mais y a que le pape qui ne se met jamais le doigt dans l’œil », écrit Frédéric Dard dans Des dragées sans baptême (1953). L’homme est chaleureux, l’écrivain est acide. Il fait dire à ses personnages ce qu’il ressent. Entre les lignes d’expressions argotiques, on se fait un shoot de doux-amer. Le polar est à la dérive, l’universel sur la rive. Les citations de Kant, de Hegel et de Spinoza restent au vestiaire. Le demeurant est demeuré, le signifiant n’est jamais signifié. Dans Deuil express (1954), on rencontre une fille qui n’a pas grand-chose dans le ciboulot, ce qui est récurrent dans les aventures de San-Antonio :
M’est avis qu’elle est en dehors du coup, la cocotte. Je le crois d’autant plus volontiers qu’elle ne semble pas avoir inventé le Coca-Cola, elle a un circuit d’eau chaude à la place du cervelet.
C’est du même tonneau que les antiques saillies de Jean Yanne, amateur d’argot à l’accent parigot et à la distinction rare, lorsqu’il lançait sur les ondes : « Celle-là, dans sa calebasse, ça fait un bruit d’évier ! »
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Rappelez-vous ces années qui n’étaient pas noires, mais où le noir (comme chez le peintre Soulages) l’emportait sur les autres couleurs, car le polar avait fait de cette couleur sa couleur de faire-part, mais également de faire-valoir. Rappelez-vous les couvertures du Fleuve Noir. On en voyait des piles chez les bouquinistes. Les auteurs produisaient à la vitesse d’une mitraillette à camembert, les dessins étaient signés Gourdon. On rêvait de créatures pulpeuses, de règlements de compte impitoyables. Rappelez-vous ces titres : Tango chinetoque, Fais gaffe à tes os, Du poulet au menu, Entre la vie et la morgue, San-Antonio chez les macs . Entre La Grande Friture et Un cinzano pour l’ange noir , il y avait un air de série Z, de rayon RATP façon Bourg-la-Reine, Ici-les-Moulinés, Groslay et Bon-Pied-Bonneuil.
Plus tard, le ton s’affina. Les titres également. Nous étions en présence d’un Frédéric Dard taquin, facétieux, faussement désinvolte, amateur de friponneries, de calembours, de farces doublées de quelques attrapes. Il y eut Salut mon pope, La Vie privée de Walter Klozett, Certains l’aiment chauve, Remets ton slip, gondolier, Vol au-dessus d’un nid de cocu, Mon culte sur la commode, Baise-ball à La Baule, La Pute enchantée, Le Casse de l’oncle Tom, Ma cavale au Canada . Sans compter les titres dignes d’Ouvrard : Le pétomane ne répond plus ou De l’antigel dans le calbute . Au paradis des argoteurs, on imagine le tableau, Dard doit se bidonner en chanfrein. Avec les importants, les éminences ou les grosses têtes, il n’a jamais pu s’en empêcher : il roulait en gaudriole. C’était un Gaulois. Quand il dit que la différence entre une chaude lance (blennorragie) et une hirondelle, c’est qu’on ne peut pas attraper une hirondelle, il est dans le registre « le grand n’importe quoi », mâtiné de « la main de ma sœur dans la culotte du zouave ». Faute de grive, il peut être grivois. Et même égrillard lorsqu’il écrit : « Les seins abondants me font venir l’eau à la bite. » On est dans le paillard, synonyme de plaisanterie franchouillarde, parfois lourdingue, ce qui autorise l’odieux persifleur à renchérir : « Les dragueurs mènent une existence périlleuse : ils jouent avec leur vît. » Pour Frédéric Dard, bander est l’un des plus jolis mots de la langue de Voltaire. Cela ne l’empêche pas d’accommoder le rôti à sa sauce, de déflorer la locution et d’écrire lorsqu’un monsieur est en érection : avoir la sentinelle sur le qui-vive, faire bravo de la marionnette, hisser le grand foc, avoir le chauve à col roulé qui bombe le torse. Valsez, saucisses !
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L’ami de Robert Hossein, du R. P. Brückberger et d’Albert Cohen, Suisse d’adoption, puisqu’il était installé à Gstaad dans le monde des rupins, n’avait pas des sugus dans les oreilles. On veut dire qu’il était à l’écoute. C’était un généreux. Si l’on jette un coup d’œil aux alentours dans notre monde littéraire, à part Vautrin et quelques rares nostalgiques d’Audiard, de Boudard, de Le Breton, les artificiers de la langue se comptent sur les cinq doigts du pied, pour la simple et bonne raison qu’ils écrivent comme cette partie inférieure articulées à l’extrémité de la jambe. Tenez-vous bien, le commissaire San-Antonio a connu cent soixante-quinze aventures sous l’étendard du Fleuve Noir. Dard était un fidèle, un Balzac poilu et poilant, somme toute sceptique qui, entre la Loire et l’ouvrage, déclarait : « Toutes les princesses de rêve finissent avec la bouille de madame pipi. » Dans sa comédie inhumaine, on dénombre deux cent quatre-vingt-huit romans, vingt pièces de théâtres et des œuvrettes écrites sous les pseudonymes de Max Beeting, de Frédéric Charles, de Kill Him, de Kaput, de Cornel Milk. Une telle manne tient autant de la corne que de l’abondance. Rien de commun avec nos écrivaillons ectoplasmiques contemporains, secs comme des coups de trique, couilles au corps, aussi voluptueux que des lombrics sur le point d’enfiler des porte-jarretelles. Goujon rubicond et coruscant, l’homme qui s’inscrivait dans une grande tradition de la chanson de tous les gestes frétillait dans les cours d’eau du polar. Ce Simenon de la langue multicolore avait du chou et de la fleur. L’argotier n’ergotait pas. Il suffit de l’écouter. « La ruée vers l’or ? Une partie de touche-pépites. » « Le mariage est soit une corne d’abondance, soit une abondance de cornes. » Ou encore : « J’enfile des pages et des pages avec la frénésie d’Henri III. »
Dard avait du brio, du panache. Tout ce qui manque à notre civilisation aussi chlorotique que chaotique. Dans la lignée de Raymond Queneau, il dynamisait la prose en filochant la syntaxe et en réinventant la ribouldingue, ce qui fait une moyenne avec ces « ramollots qui font Kafka dans leur culotte ». San-Antonio ne disait pas « faire d’une pièce deux coups », mais « fier d’une paire de couilles ». Vous allez me dire que c’est sérieusement orienté, mais aux jeunes générations qui s’abrutissent au mail de pays et au SMS, on conseille la lecture de San-Antonio. Pas les films, car au cinéma, que ce soit avec Gérard Barray ou Gérard Lanvin dans le rôle de San-Antonio, et Jean Richard ou Gérard Depardieu dans celui de Béru, ç’a toujours été un flop. Saucisson à l’ail et morves aux pieds. Calamiteux. Mais loin des petits marquis germanopratins qui accouchent de crottes de nez en croyant avoir le Freud sacré, on recommande Fleur de nave vinaigrette (1962) ou Tarte aux poils sur commande (1989). Ami lecteur, renifle un peu ce zef, c’est salvateur !
Le titi et l’argot, c’est comme Roux et Combaluzier, Lagarde et Michard, Alka et Seltzer, c’est inséparable. Michel Audiard était un titi. Le petit mec râleur, gueulard, insolent, grossier, accent parigot, coiffé d’une bâche, qui a connu tous les métiers, toutes les misères, saute-ruisseau ou traîne-savate, ingérable ou mal géré, tantôt coco, tantôt facho, toujours affreux jojo. Donc, réac. Disons plutôt réactionnaire au sens étymologique du mot. C’est-à-dire le type normalement constitué qui réagit lorsqu’on lui flanque un coup de pied au coup. En chimie, c’est le cas dès qu’on met deux corps étrangers en présence. On se met alors à calculer l’ordre ou le désordre. C’est soit l’enthalpie, soit l’entropie. Quoi qu’il en soit, cela n’a rien à voir avec ces foies jaunes qui restent scotchés à leur terrine, étrangers à toute réaction, de peur de choquer ou de se mettre à dos le PC. Audiard n’aimait pas le PC. On parle évidemment du Politiquement Correct, de tout ce qui ne sort jamais des ornières, de la horde gélatineuse et bien pensante qui ne sait pas dire non et qui se tire plus vite que son ombre dès que le pavillon noir se met à flotter sur la marmite.
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