J’ai connu Alphonse pendant vingt ans. Il m’avait aidé pour mon premier livre. Je le croyais immortel. En 2000, pour le réveillon, je les avais invités Gisèle et lui. Il avait appelé au dernier moment pour annuler. Alphonse Boudard n’était pas homme à annuler. Quatorze jours plus tard, Louis Nucéra m’avertissait qu’Alphonse nous avait faussé compagnie sans prévenir. Il était homme à ne pas prévenir. Il restera toujours dans le « jardin de nos cœurs ».
« Le néologisme est la langue qui fait ses besoins », disait Frédéric Dard. Frédéric Dard a beaucoup néologisé. Dans le style « Devine qui vient s’indigner ce soir », il n’hésitait pas à jouer les potaches — à la crème ou de grosses légumes. Un homme qui dit : « Mon Dieu, que votre volonté soit fête ! » ne peut pas être complètement mauvais. « Kadhafi ? s’interrogeait-il à propos du dictateur déchu. Tripoli pour être honnête. » Frédéric Dard jonglait avec l’argot, les images et les calembours. « Le calembour représente l’unique point de jonction entre un imbécile et un génie », disait-il encore. Pour le paraphraser, il fallait en prendre et en lécher. Il écrivait six livres par an, dans la droite ligne de Balzac et de Dumas, sans jamais faire montre d’impuissance. L’impuissance, chez lui, avec San-Antonio ou Bérurier, se traduisait par : être affligé du rez-de-chaussée, être endeuillé du slip, avoir le périscope magnétique branché sur ses godasses, avoir les pruneaux au chômage, avoir un faire-part de deuil à la place du scoubidou verseur, être constipé des amygdales du bas, désamidonné du bigorneau, invertébré du membre… Et ainsi de suite. Frédéric avait le Dard triomphant.
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Son nom signifiait l’épée, la vitesse, le pénis. Né en 1921 à Bourgoin-Jallieu sous le signe du Cancer, ce fils naturel de Rabelais et petit cousin d’Audiard avait tout du tricéphale. L’homme était une épée, ça dégageait côté génital, et il allait à la vitesse d’un météore. Dans Des clientes pour la morgue (1953), il écrivait : « M’est avis que si je ne me catapulte pas à cette adresse, je suis la plus belle crème de gland qui se soit jamais promenée dans une paire de godasses pointure 43 ! » Et de préciser dans Descendez-le à la prochaine (1953) : « Plus que jamais, je tiens à prévenir le populo que les mecs qui croiraient se reconnaître dans mes bouquins seraient des tocassons vaniteux. »
Leste, rigolard, franchouillard, inventif, le Saint-John Perse du langage populaire se servait de l’argot comme d’une mallette de représentant de commerce. Il déballait, bonimentait, remballait. Ludion moqueur, tendre zébulon, dans sa production phénoménale, il multiplia les piques, désorienta les tirs, dépassa la vibure du son. Dans Rue des macchabées (1954), il confiait : « Les amours ancillaires, c’est ma partie. Je préfère calcer plutôt une servante qu’une marquise, on est aussi bien servi et ça revient moins cher ! »
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Issu d’un milieu modeste et venu au monde avec un bras atrophié, Frédéric Dard est d’abord stagiaire, secrétaire de rédaction, puis courtier en publicité au journal Le Mois à Lyon . C’est son oncle, mécano dans un garage, et proche du patron du canard, qui l’a pistonné. Mais tout cela est bien maigre. Dans le pays du tablier de sapeur, il ne se fait pas de gras-double. Il la saute, comme on dit en langage populaire. Seulement le jeune homme est optimiste. Bouffer de la vache enragée, ça permet de se forger un moral de taureau en acier. Olé ! Toréador de la syntaxe, Frédéric Dard écrit vite. C’est sa passion. Son premier vrai roman, Monsieur Joos , est récompensé par le prix Lugdunum en 1941. Autant dire des clopinettes. Mais c’est un premier pas. D’autant que le régional de l’étape se plonge dans la lecture de Faulkner, de Steinbeck, de Peter Cheyney (ah, Lemmy Caution !), de Simenon et de Céline.
Huit ans après ses débuts, et à la suite d’une mésentente avec le patron du journal lyonnais, il part et va s’installer aux Mureaux, dans la région parisienne. Bizarrement, ce qui va lui réussir, c’est le théâtre. Il adapte un roman de Simenon, La neige était sale , une pièce montée par Raymond Rouleau. Mine de rien, Dard le romantique est matérialiste. L’argot, pour lui, c’est l’ail dans le gigot. Un goût incomparable. Il a des idées bien arrêtées. Il veut mettre dans le même moule créations verbales, discours parodiques, ironie, allusions, pastiches, pessimisme sur l’humanité, critiques des modes et du monde moderne, et, bien sûr, une grosse pincée de langage populaire. Dans J’ai bien l’honneur de vous buter (1955), il avoue : « Moi, je suis un mec dans le genre de Musset (Alfred pour les gerces) : je prétends qu’une lourde doit être ouverte ou fermée. Lorsqu’elle n’est que poussée, c’est mauvais signe. »
La porte s’ouvre en 1949 lorsqu’il publie Réglez-lui son compte , roman policier signé San-Antonio, qui est une ville du Texas, et accessoirement le titre d’un western de David Butler, avec Errol Flynn et Victor Francen. Ce n’est pas de la daube, mais ça fait long feu. Échec. L’important, c’est d’être aux éditions du Fleuve Noir, où traficotent d’autres scribouillards aux dents longues et au style incisif : Jean Bruce et Michel Audiard. Les dés en sont jetés. San-Antonio va trinquer avec OS 117 et le titi de Montparno.
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Grâce au deuxième San-Antonio, Frédéric Dard a beau schpile (avoir beau jeu). La saga est lancée, le style s’affirme. On est dans l’argot, certes, mais dans le compréhensible. Pas question d’enfumer le lecteur. Il faut préciser, à cet égard, que tous les écrivains argotiques se sont servis de l’argot, mais que l’argot ne s’est pas servi d’eux. Je veux dire par là que l’argot, pour reprendre la comparaison avec le gigot, est de l’ail troussé en juste quantité, mais surtout pas le gigot lui-même. Frédéric Dard, au même titre que Céline, Simonin, Boudard ou Michel Audiard, a bien compris cela. Dans Mes hommages à la donzelle (1952), la forme corrobore le tréfonds. Extrait :
Vous êtes bath, je lui fais. Vous allez me dire qu’il faut être une suprême crème de gland ( expression souvent utilisée par l’auteur ), pour balancer un compliment de cette nature à une souris, fût-elle bouchée comme un autoclave, mais je vous réponds illico que moins on se casse les bonbons avec le beau sexe, mieux ça joue.
Idem dans Laissez tomber la fille (1950) :
Les vioques vont voir si ce putain de roi de pique va ramener sa couronne dans les treize premières brèmes. Les pondeuses pensent brusquement à leurs moujingues qui sont en train de se l’accrocher.
Les jeux de mots ont les derniers maux. Dard est un bon vivant, il aime faire vivre les lettres. Dans Valsez, pouffiasses (1993), tout est « zob secret ». Dard accepte son image de gentil macho. Inutile de jouer du violoncelle, tout passe par la flûte à un seul trou. La sérénade, c’est pour les princes charmants. Dans Réglez-lui son compte , Frédéric Dard, dont les titres ressemblent parfois à des titres de westerns spaghetti, écrit : « Les événements ont toujours prouvé que si les Ritals sont fortiches pour la mandoline, il vaut mieux, dans les cas graves, compter sur un vieux soutien-gorge que sur eux pour vous soutenir. » C’est de la grosse farce. On se goberge dans la tradition de Pim, Pam, Poum , du Corniaud , des films de Steno avec Toto et Francis Blanche. Mais San-Antonio est un phénomène culturel. Les aventures du commissaire s’inscrivent dans l’imaginaire collectif des Français à l’instar des Trois Mousquetaires et d’ Astérix le Gaulois . Le physique de Dard s’apparente d’ailleurs à celui de Goscinny, du valet de Porthos (Mousqueton), d’un rêveur rondouillard et madré, qui aurait plusieurs trous à son mirliton. La plupart des Français se retrouvent dans cet argotier au regard bleu piscine et aux songes de brasse papillon. On vous rappelle que Dard est cancer comme Cocteau et Francis Blanche. Tantôt solaire, tantôt lunaire, il s’inscrit dans la lignée de Céline et de Queneau. Les aventures grand-guignolesques de ses héros participent de l’inépuisable, de l’invention, de la truculence. L’aristo, le bourgeois, le prolo : tout le monde s’esclaffe. C’est le jambon beurre de premier choix.
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