Si « un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche », on ignore toutefois où est passé Michel Audiard. Aux dernières nouvelles, il aurait pris un taxi pour Tobrouk, tout ça pour cent mille dollars au soleil, dégauchissant la bonne gâche dont il rêvait depuis une paye. Audiard ? La gouaille, bien sûr. Un dialoguiste hors pair. Mais aussi un écrivain. On vous rappelle quelques titres : Priez pour elle (Fleuve Noir), Méfiez-vous des blondes (Fleuve Noir), Massacre en dentelles (Fleuve Noir), Ne nous fâchons pas (Plon), Le Terminus des prétentieux (Plon), Mon petit livre rouge (Presses Pocket), Vive la France (Julliard), Le Petit Cheval de retour (Julliard), Répète un peu ce que tu viens de dire (Julliard), et un livre incandescent : La nuit, le jour et toutes les autres nuits (Denoël).
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Comme l’indique Dominique Chabrol dans une biographie simplement intitulée Audiard [31] Flammarion, 2001.
, le râleur cynique et caustique de la pellicule, argoteur pur caouas, roi du box office, était certes « un fouteur de verbe régnant sur le petit monde du cinéma français, mais également un fou de littérature qui avait lu Proust, Céline, Aragon, Rimbaud, Marcel Aymé ». Cela fait une moyenne avec les décérébrés d’aujourd’hui qui ne jurent que par le Net, le virtuel, Cauet, le Macdo et les épisodes de Louis la Brocante . Audiard était à lui seul une langue vivante. Une méthode Assimil assimilable, le zinc et le radis beurre, tout le populo. « Un phrasé lumineusement populaire, rappelle encore Dominique Chabrol, une syntaxe patiemment refondue, un mélange de dérision, d’impertinence et de cette philosophie de comptoir qu’il débusquait dans les bistrots de quartier. Il était l’aîné de la trinité Audiard-Boudard-Dard, l’ABC de la langue verte, qui avec des noms pareils firent dare-dare de l’argot un art. »
Mais le titi avait des ennemis. L’enfant du bon Dieu un peu canard sauvage qui faisait dire à l’irremplaçable Bernard Blier à propos de Françoise Rosay : « Messieurs, si je vous ai arraché à vos pokers et à vos télés, c’est qu’on est au bord de l’abîme. La maladie revient sur les poules. Et si j’étais pas sûr de renverser la vapeur, je vous dirai de sauter dans vos autos et de filer comme en 40. Le tocsin va sonner dans Montmartre, il y a le choléra qui est de retour, la peste qui revient sur le monde, Carabosse a quitté ses zoziaux, bref, Léontine se repointe… », eh bien, cet enfant du bon Dieu fut diabolisé pendant une longue période de son activité. Dialoguiste des Tontons flingueurs , du Cave se rebiffe , d’ Un singe en hiver , de La Métamorphose des cloportes , du Professionnel , du Marginal , des Morfalous (quand Marie Laforêt voit son mari se faire électrocuter en urinant sur des câbles, elle dit à Jean-Paul Belmondo : « C’est la première fois qu’il fait des étincelles avec sa bite ! »), il fut aussi celui de Garce à vue et de On ne meurt que deux fois . Il avait plusieurs arcs dans ses cordes. Si l’homme de la proximité n’aimait guère la promiscuité, sa verve et son argot avaient grandi sur le macadam. Faiseur de bons mots, pistolero sarcastique aux répliques multispires, réalisateur de sept films qui n’ont rien d’impérissable, il déclenchait la ire de certains intellos de gauche, de la presse de gauche, de la bourgeoisie de gauche. En fin de parcours, il a eu beau collaborer au Matin de Paris , journal de gauche, Audiard était trop gauche pour être malhonnête.
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Trente-cinq ans de cinéma et cent sept films au compteur. Qui dit mieux ? Il est évident que ça excitait les convoitises, attisait les jalousies, fourbissait les aigreurs. D’autant qu’à cette époque, loin des ventres mous de la bien-pensance et de la repentance à tout propos, Audiard ne donnait pas toujours dans la dentelle. Un jour, Gabriel Macé écrivit dans Le Canard enchaîné :
M. Audiard n’écrit pas : il glaviote sur les écolos, la gauche en général, et volontiers dans la soupe : l’anticonformiste est chevalier de la Légion d’honneur. M. Audiard a choisi de glavioter sur la liberté de la presse qui « envahit les journaux au point de s’y croire chez elle ». Une diatribe particulièrement dégueu, et qui campe bien le personnage : M. Audiard s’en prend aux journaux qui osent dénoncer les scandales politiques et bien entendu, il évoque l’affaire Salengro.
Du brutal, comme disent les tontons attablés autour d’un antigel de derrière les fagots, en train de tartiner des canapés, pendant que la nièce de Fernand (Lino Ventura) fait sa boum avec les copains de son âge. En guise de réponse, Audiard compare aussitôt Gringoire (journal collabo) et Le Canard enchaîné . Macé réplique en l’accusant d’antisémitisme : « D’accord, Lazareff était juif. Comme Céline, M. Audiard ne les aime pas : qui n’a pas en mémoire cette réplique de L’Entourloupe , film de Gérard Pirès, dialogué par cézig, et visant le pif d’un démarcheur en bouquin israélite : “Vise un peu : quel trottoir à mouches !” On rit. » Et ainsi de suite.
« Audiard canonnait au gros calibre », rappelle Philippe Durant dans Michel Audiard, la vie d’un expert [32] Dreamland, 2001.
. On trouve les mêmes appréciations dans Audiard par Audiard [33] René Château, 2000.
et Michel Audiard, les grandes étapes du p’tit cycliste , de Jean-François Doisne [34] Michel Lafon, 1996.
. Ne faisait-il pas dire à l’un de ses héros : « Si t’as pas de grand-père banquier, veux-tu m’dire à quoi ça sert d’être juif ! » À propos d’Audiard, Gérard Depardieu déclarait : « Michel fait partie de ces gens qui avaient un verbe, une poésie d’une beauté extraordinaire. Il ne représentait pas seulement une époque, mais aussi une sensibilité dont j’ai hérité. C’est avec elle que je continue de faire ce métier. » Et Jean-Paul Belmondo d’ajouter : « Avec lui, le métier de dialoguiste a un peu disparu et c’est regrettable. Le public va au cinéma pour admirer les auteurs, certes, mais aussi pour les écouter ; et il préfère entendre des répliques foudroyantes, que des fac-similés de banalités quotidiennes. »
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Quitte à choquer, tant pis. C’est dans l’excès qu’on se révèle, pas dans le feutré. Monsieur de Talleyrand, belle fripouille fardée, pensait que « tout ce qui est excessif est insignifiant ». Eh bien non, le diable boiteux boitait encore plus, car c’est bien connu, tout ce qui est insignifiant est excessif. Au cinéma, comme dans la littérature, quand tout paraît naturel, c’est que c’est travaillé. On dit que ça coule de source. « C’est simplement chiadé », disait Audiard. Une belle langue argotique n’est pas la vérité, elle est le reflet de cette vérité. C’est ce petit rien immense qui fait qu’un tableau, un film, un livre, peut devenir une œuvre d’art. On le sait, Audiard maniait l’argot avec allégresse. Il lui tordait le cou, se l’appropriait, lui faisait un enfant dans le dos. C’est ainsi qu’il repartait au charbon. Si on lui reprochait d’utiliser la langue verte à outrance, il répondait qu’il se servait d’une langue inventée qui pouvait sonner comme de l’argot, mais qui, dans une certaine démesure, et non pas dans une certaine mesure, était transcendée. Pour se faire une idée, voici quelques répliques célèbres, où l’argot est le piment qui alimente le feu, une sorte d’adjuvant qui renforce la médication textuelle.
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