Autre extrait, dans le même livre, qui met le doigt, si j’ose écrire, sur l’autre face de Mister Boudard, le côté hédoniste, sensuel, tringleur, amoureux de la femme et du coït, d’ailleurs bien transcrit par l’inimitable et regretté Pol Vandromme dans Journal de lectures [29] L’Âge d’Homme, 1991.
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Au brochage il y avait Jeanne… une forte fille roulée au moule… les pare-chocs… les hanches ! Future mamelue aucun doute… sans les restrictions elle aurait peut-être déjà un cul à couver quatorze canards ! N’empêche, elle passait… elle lançait des plaisanteries… son rire qui soulevait sa poitrine, ça me laissait, moi, la gorge sèche. Je pensais à ses cuisses. Elle ne devait pas avoir de porte-jarretelles puisqu’elle se peignait les jambes… C’était devenu la mode pour remplacer les bas… l’ersatz de bronzage. Je me demandais jusqu’où elle se les peignait ses guibolles. Le mystère ? La remontée, le pèlerinage aux sources ! Elle se teignait aussi les tifs, Jeanne, elle était un peu rouquemoute… henné… on reniflait les effluves surtout pendant les grosses chaleurs. L’ensemble, ça donnait le feu au diable, le feu au cul, aux poutres, aux couilles ! Elle nous revenait dans nos pogneries encore plus que Viviane Romance, Danielle Darrieux, Ginette Leclerc ! Je parle des jeunots… et nous étions nombreux à l’imprimerie. Pour pallier l’absence des hommes presque tous en Germanie, on embauchait femmes, enfants, vieillards… invalides ! ça la rendait rayonnante, la môme, elle se gourait de toutes ces bites au garde-à-vous… tous ces désirs qui la cernaient… ces ruts sauvages… ces éjaculations solitaires ! Elle n’était pas seule à nous aguicher… mais c’est elle qui me reste accrochée dans la mémoire… un bout de jupon… un rire… la naissance de ses roberts dans le corsage. Bonne salope elle se penchait, déhanchait, elle houlait des noix, roulait le popotin… tournait presque le prosinard sous un nez aux narines palpitantes… Elle avait le faubourg magnétique.
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Tout cela est gaillard, bien monté, rabelaisien, dans une tradition française qui élude la bouche en cul de poule et transcende le cul et la bouche des poules. Nous traversons ainsi les noires années de la Seconde Guerre mondiale en compagnie d’une bande de joyeux lurons qui se frottent aux extravagances du marché noir, qui rêvent de parties de jambes en l’air, qui sillonnent les choucrouteux chemins de la Germanie, qui achèvent leurs grandes vacances dans le maquis et à la Libération de Paris dans le Quartier latin. C’est rapide, solide, drolatique, touchant, farci de mortadelle, persillé de jésus.
Après la Libération, qui libère également ses penchants par trop libertaires, Alphonse commet quelques larcins par effraction. Condamné à cinq ans de prison, gracié par Vincent Auriol, il récidive et reprend sept ans. En prime, il contracte la tuberculose, ce qui lui permettra de fréquenter les hôpitaux et les sanatoriums, mais pas dans le style de La Montagne magique de Thomas Mann, on s’en doute. Durant ces longues années d’incarcération, il lit beaucoup. J’allais dire la famille, autrement dit Villon, Rabelais, Carco, Céline. Mais aussi les classiques, les sérieux, à l’image de Bossuet, de Voltaire, de Saint-Simon, de Balzac, de Dickens, de Stendhal.
En 1962, Alphonse donne un manuscrit chez Plon, avec une fiche de lecture favorable signée Michel Tournier : La Métamorphose des cloportes . Sur les conseils de Paraz, il avait coupé la moitié de son texte ! Dès lors, pour Alphonse Boudard, débute une notoriété qui ne faiblira jamais, y compris dans le cinéma, puisque son nom figurera en tant que scénariste ou dialoguiste au générique du Soleil des voyous , du Rififi à Paname ou du Solitaire . Extrait de La Métamorphose des cloportes , quand Alphonse recherche le Rouquemoute, un gars qui l’a doublé sur un casse, salingue hors catégorie, très vite balancé par Sauveur, qui n’a pas volé son prénom, puisque c’est un proxénète corse qui rêve de s’installer en Bretagne :
Sauveur, on se connaît depuis une paye, on s’est jamais voulu de mal. Lui, c’est les gonzesses sa défense. J’entends dire partout des horreurs sur les harengs, qu’ils indiquent, tueraient père et mère, mettraient sainte Geneviève au tapin. Pourtant, Sauveur, je le trouve blanc-bleu, régule sur toute la ligne, net comme un coup de parabellum. S’il m’ouvre les bras !
— Pauvre, il me dit… les enculés !
Ça s’adresse, ça, à tous ceux qui m’ont fait souffrir. Il sait aussi, connaît nos castels en province. Les plus belles années de sa vie à Fontrevault ! ( prison centrale dans le Maine-et-Loire ). Seulement depuis pour le faire marron, faut qu’ils se lèvent tôt les poulets ! Il leur ouvre lui-même, en robe de chambre. Le temps de se fringuer, il les suit. Ne reste jamais plus de deux ou trois mois au séchoir. Non-lieu, non-lieu, non-lieu… la collection des non-lieux ! Pour meurtre, proxénétisme, cinéma cochon, trafic de ceci, contrebande, mineurs en débauche chez le ministre !
— Je devrais avoir la légion d’honneur à titre d’innocent… Ils me font rire, veux-tu que je te dise… rire.
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Au cinéma, le film réalisé par Pierre Granier-Deferre a la saveur des alcools macérés dans des chênes d’exception. Il y a Simonin au scénario, Audiard aux dialogues, Lino Ventura, Pierre Brasseur, Charles Aznavour, Maurice Biraud, Georges Géret et l’incandescente Irina Demick (superbe cochonne dans Le Clan des Siciliens ) au générique. On ne rêve pas mieux. Bien sûr, apparaissent quelques taches de rouille sur la carlingue, mais ça reste équipé SP Sport pour tous les dérapages savamment contrôlés. Une tenue de route impeccable.
Alphonse était un tempérament. Aujourd’hui il n’y a plus que des températures. Des succédanés de fièvre qui, pour écrire, s’appuient sur des reportages, des documents, des faits-divers, du « people », de la médiatisation. Les derrières montent au thermomètre, les devants baissent au baromètre. Sale temps pour les guépards, grand beau pour les chacals. On perd la fesse, on patauge dans le politiquement abject. Tout cela ne veut rien dire, et pourtant ! Alphonse Boudard est mort à soixante-quinze ans. On l’avait opéré d’un pneumothorax, il ne lui restait plus que trois-quarts d’un poumon, jamais il ne se plaignait. « L’éponge, c’est l’air, l’oxygène, la respiration… » Cet enfant du siècle avait la confession hardie, l’interjection impitoyable, la galanterie audacieuse. Il en avait trop bavé pour dire aux autres ce qu’il fallait faire. Il avait inventé son langage, sa nostalgie, sa petite musique de chambre. Sa profondeur passait par une certaine légèreté. Il était le moins argotique des plus argoteux. Il caracolait dans la littérature avec une préciosité un peu coquette, qui légitime souvent le genre, et toujours avec une épatante érudition, qui faisait de lui un grand écrivain. Sous la tutelle des souvenirs, il alternait l’éclat de voix et l’éclat de rire, l’éclat de soleil et l’éclat en sanglots. Il était le dernier romantique de la langue verte. Dans Mourir d’enfance [30] Robert Laffont, 1995.
, le beau livre sur sa mère, il souhaitait être enterré dans « un jardin de son cœur ». Extrait :
Je suis né comme un chien dans un jeu de quilles… Quand je serai mort, qu’on me creuse un trou comme le fit Auguste dans le fond d’un jardin pour mon chien Marquis… un jardin où les petites filles du village viendront chanter le jour des prix… « Vendre les roses de mon rosier dans un joli panier d’osier »… Un jardin de mon cœur d’où je pourrai voir la route… Une torpédo s’arrêtera… en descendra un jeune, une très jeune femme, en robe courte, coiffée à la garçonne… Un léger fantôme… rien que pour moi au royaume des ombres…
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