Les heures vénéneuses, pour Simonin, c’est le cinoche avec Audiard. Audiard avait le don de l’ellipse, Simonin celui de l’éclipse. Ces deux légers étaient profonds. De concert, dans Le cave se rebiffe , ça donnait, dit par Bernard Blier :
Parce que j’aime autant vous dire que pour moi, monsieur Éric, avec ses costards tissés en Écosse à Roubaix, ses boutons de manchette en simili et ses pompes à l’italienne fabriquées à Grenoble, eh ben c’est rien qu’un demi-sel. Et là je parle juste question présentation, parce que si je voulais me lancer dans la psychanalyse, j’ajouterais que c’est le roi des cons. Et encore, les rois ils arrivent à l’heure.
On évolue évidemment dans le sensuel, un sensuel qui fracasse, qui provoque le fou rire et la bonne humeur. Tout doit être compris par le spectateur. Le condiment est un ingrédient, l’argot est utilisé tel un jet de sel. La fleur de sel de l’île de Ré rehausse l’entrecôte du Salers. Voilà pour le cinéma. Un livre, c’est différent. Comme l’écrivait encore Louis Nucéra dans Mes ports d’attache : « Albert Simonin était le prince de l’argot. Ancien taxi, il avait trimbalé dans sa voiture des coureurs de nuit, des demi-sel, des vicelards aux navrantes dissipations, des vagabonds insatiables, des égarés, des durs, des candides ou des gens simplement pressés. De ses virées dans les rues de Paris, Simonin, longtemps, conservera le goût des nuits et des bistrots, des confidences, des solitudes radoteuses, des pauvres mensonges, des apothéoses secrètes. »
Lorsque Simonin écrit qu’il est né à crédit, c’est un clin d’œil à Céline. Céline, le voisin de Courbevoie. Lui, Albert (un prénom tombé en désuétude au même titre que Joseph ou Marcel, car on leur préfère désormais Steevie, Jonathan ou Kevin), c’était à La Chapelle. Paris XVIII e, en 1905. On naît où l’on peut. En tout cas, il ne faut pas se leurrer, c’est réglé comme du papier hygiénique, les mistoufles veillent, tapies dans l’ombre, bien grasses, bien vicieuses, pour vous sauter sur le rab et vous assaisonner spécial. C’est comme ça que tout commence et tout se poursuit. Douze métiers, treize misères. « La vie ne fait pas de cadeau », chantait Jacques Brel. On est au cœur du problème. Si chacun cherche sa religion, l’enfant de La Chapelle, lui, cherchait sa cathédrale.
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Il s’appelait Simonin, à ne pas confondre avec Simenon. On a tous nos démons. L’un stylisait, l’autre racontait. Pour styliser, Albert apprit le bourgeon des mots au contact de son père, fabricant de fleurs artificielles, métier qui connaissait quelques mortes saisons, d’autant qu’il s’adonnait au plaisir des courtines (champs de course). Albert devint arpète en électricité, courtier en perles et diamants, apprenti en boucherie et en bretelles. Lorsque son père passa l’arme à gauche, et la mère dans la foulée, Albert se retrouva orphelin à seize ans. Triste tropisme. L’ado glande au jour le jour. Il apprend la vie noctambule, ses sortilèges, ses codes, son langage, ses alcools, sa poésie, ceux de la tierce et du mitan. C’est ainsi que le chien sans collier est en passe de s’improviser cador de la syntaxe. Cet argot qu’il glane sur les traces d’Eugène Sue, et surtout dans les bistrots interlopes de la Mouffe, de la Quincampe, du Sébasto, de Ménilmuche ou de la Popinque, il le restitue à l’instar d’un grand manitou du vocable. Avec lui, les vingt-six lettres de l’alphabet sont astiquées de main de maître. Le fakir de la langue verte fait son lit sur les clous de la rhétorique. Certains ont affirmé, dont Alphonse Boudard, que c’était « du nanan sur Seine, du jonc en barre, dans la droite ligne de Villon, Rabelais, Rictus, Forton, Trignol et Queneau ». Rien n’est exagéré.
Avec l’écriture de Simonin, où l’académisme prend un sérieux coup de flacon (coup de vieux), où l’on se met au pli, où l’on enquille les chemins de la malhonnêteté, où les héros ont la poule aux miches (être filé), où l’on a la gueule encore bitumée par la gobette de la veille (avoir la gueule de bois), où l’on se fiche joyeusement des tranchouillards (des niais), où le surblaze (surnom) est un nom de guerre, c’est la littérature qui prime. Dans les côtes, les lacets ou les grimpettes, Simonin est un champion styliste.
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La rencontre de Simonin et d’Audiard fut une rencontre du deuxième type. Simonin était lisible, Audiard était visible. La musique participait d’Apollinaire, l’argot ressortissait à du Verlaine. Ce même Verlaine qui, dans ses Poèmes érotiques , versifiait façon poulbot :
Dans la pinette et la minette,
Tu tords ton cul d’une façon
Qui n’est pas d’une femme honnête ;
Et nom de Dieu, t’as bien raison !
Pour ceux qui ont les esgourdes en chaise longue ou des boules de gomme dans les zozores (qui entendent mal), et l’on ne cite pas les mal embouchés qui ont les vitraux bordés de jambon ou qui sont dans le noir anthracite (qui voient mal), les œuvres de Simonin appartiennent aux sons les plus mozartiens, voire les plus schubertiens, à savoir la mandoline en musique de chambre, la clarinette baveuse en solo, la grosse caisse en roulis de hanches, le violoncelle et la flûte pour des lieds en portefeuille.
Obligado (évidemment, obligatoirement), le premier livre de Simonin est un triomphe. « Un coup de tonnerre », insiste Frédéric Dard. Nous sommes alors en 1953, une année médiocre pour les bordeaux, charpentée pour les bourgognes. C’est Touchez pas au grisbi chez Gallimard, dans la « Série Noire ». Revanche sur les rosbifs. Chase et Cheyney ont moins le vent en poupe. Voilà ce qu’écrit Jean Chalmont à propos du film mis en scène par Jacques Becker, scénarisé et dialogué par Albert Simonin, dans le Guide des films de Jean Tulard [22] Robert Laffont, « Bouquins », 2005.
: « À l’inverse du film noir américain, Becker refuse la chronique sociale qui brasse malfrats et honnêtes gens pour se contenter des portraits de quelques truands dans un ghetto du milieu, où les seuls bourgeois sont soit des véreux, soit des éléments muets du décor. Ses truands à lui, qui sont ceux de Simonin, apparaissent comme des petits commerçants d’un business qui possède ses propres lois, ses codes et son cadre. Ni juge ni flic pour déranger l’ordonnancement apparent des choses : les soubresauts proviennent du milieu lui-même. »
Dans le livre de Simonin, le français non conventionnel cher à Jacques Cellard va et vole sur des partitions où les répliques s’arrondissent en bourre-pif ou en clés de sol . Pas de bémol. Au cinéma, c’est l’immense Gabin, alors en délicatesse avec son statut de star depuis la fin de la guerre, qui tient le rôle de Max le Menteur. C’est savoureux, digne du Petit Simonin illustré [23] Pierre Amiot, 1957.
. Il y a des harengs qui disent : « J’ai deux moulins qui tournent. Seulement en c’moment, ça dérouille moins bien. Alors j’suis obligé d’m’en occuper ou alors il faudrait que je prenne un triplard. » Il y a des dames à qui l’on attribue des réflexions bien ciblées : « Voyant où ça la menait, ce genre de gamberge, directement, elle s’était impérieusement priée de ne pas se berlurer ( se faire des illusions ) davantage. » Il y a des dragueurs qui réfléchissent : « Seulement, ces bagatelles protocolaires mises à part, question greluches, y avait que tchi, pas la queue d’une. » Il y a des marlous qui songent par des nuits d’été :
Les frangines peuvent aller se faire bourrer tous azimuts, t’en as rien à foutre du moment qu’elles ramènent la comptée régulièrement. Parce qu’avec elles, tu sais que si c’était pas toi qui emplâtrait cette oseille, ça en serait un autre ; que c’est leur petit bonheur, à ces mômes, de faire passer l’osier des caves dans la poche des hommes.
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