Napoléon se laisse guider par Laurenti vers sa chambre. Il se retourne : Émilie Laurenti le suit des yeux.
Voilà des semaines qu'il ne croise pas le regard d'une femme. Parfois, durant le siège de Toulon, à la table du contrôleur Chauvet, Napoléon a dîné avec les filles de cet officier. Mais le canon tonnait. Il fallait aller dormir dans son manteau, à même la terre, derrière les parapets.
Dans cette maison niçoise, Napoléon retrouve la douceur et la grâce, la faiblesse d'une jeune fille.
L'uniforme lui devient lourd. Le tissu est rêche, le cuir des bottes raide.
Dans sa chambre, Napoléon ouvre la fenêtre. Sous le ciel bas, la mer paraît noire. Emprisonné entre deux petits caps, le port n'est qu'une anse naturelle. Sur la grève, on a tiré les tartanes et les barques.
C'est comme une vision d'enfance, un paysage de Corse, peut-être en moins rude, en plus tendre.
Tout à coup, Napoléon ressent le désir de se laisser aller et recouvrir par une vague d'émotion, de sentiments, d'amour. Les phrases lues autrefois, celles de Rousseau, reviennent.
Il avait cru les oublier. Elles sont là, palpitantes.
L'amour, les femmes existent. Elles sont au cœur de la vie, comme la guerre et l'argent.
Il veut cela aussi.
Dans son bureau, à l'état-major, il fait déplier les cartes. Il trace de grands traits noirs qui sont les directions que doivent prendre les bataillons pour gagner Tende, Saorge, Oneglia, et bousculer les troupes sardes. Il rencontre Masséna, qui lui aussi vient d'être nommé général et dont les huit mille hommes, qui se sont distingués lors du siège de Toulon, défilent dans les rues de Nice.
Napoléon assiste à leur parade. Il mesure l'enthousiasme des révolutionnaires niçois et la crainte de la majorité de la population. N'est-ce pas la peur qui gouverne les hommes ?
Puis, en compagnie de Junot et de Marmont, il s'enfonce dans les hautes vallées, emprunte des chemins escarpés. Voici Saorge, ce village dont les maisons se confondent avec les parois de la montagne. Impossible d'approcher de plus près, car les Sardes bombardent, depuis les sommets, la vallée de la Roya. Les jours suivants, Napoléon inspecte les fortifications côtières, dont s'approche parfois la flotte anglaise venue des ports corses qui désormais lui sont acquis.
À Antibes, en sortant du Fort-Carré, lors d'une des rares belles journées de la fin février 1794, Napoléon remarque sur une colline une maison bourgeoise au toit de tuiles décolorées, aux volets fermés peints en vert vif.
Il grimpe jusqu'à elle, entre dans le jardin planté d'orangers, de palmiers, de lauriers et de mimosas.
De la terrasse fleurie, on domine le cap d'Antibes, le golfe Juan et la baie des Anges. On surplombe le Fort-Carré et ses tours d'angle élevées par Vauban.
- Ce sera ici, dit Napoléon à Junot.
Une semaine plus tard, il attend les siens sur le seuil de cette demeure dont il a ordonné la réquisition. On l'appelle, dans le pays d'Antibes, le Château-Salé. Napoléon continue d'avoir sa résidence dans la maison Laurenti, rue Villefranche, à Nice, mais il veut que sa mère, ses frères et ses sœurs soient près de lui, sous sa protection, et puissent bénéficier de son soutien.
Il a besoin de cette famille. C'est dans le regard de sa mère, dans l'admiration et l'envie de ses frères et de ses sœurs qu'il mesure aussi sa marche en avant et ses succès.
Les voici qui arrivent, entourés par les cavaliers de Junot, car les routes entre Marseille et Antibes ne sont pas sûres.
Durant les trois jours qu'a duré le voyage, Junot raconte à Napoléon qu'ils ont été souvent suivis par les bandes des Enfants du Soleil , des royalistes qui mènent une guerre d'embuscade dans le Var et sont réfugiés dans les forêts de l'Estérel et des Maures.
Sans ordre, sans paix intérieure, qu'est-ce qu'une nation ?
Napoléon fait visiter à sa mère les pièces, pousse lui-même les volets.
- Voilà, dit-il, c'est votre maison.
Ce n'est pas la maison familiale d'Ajaccio, mais il lui semble qu'il a commencé d'en reconstruire les murs.
Il s'approche de Louis, son ancien élève d'Auxonne et de Valence. Il vient de le faire nommer à son état-major, bien qu'il n'ait que seize ans.
Puis Napoléon s'enquiert de Lucien, dont Letizia Bonaparte lui rapporte qu'il a l'intention de se marier avec la fille de son aubergiste. Joseph, lui, est bien introduit à Marseille, chez les Clary, de riches négociants de la rue des Phocéens. L'aînée des filles, Julie, a cent cinquante mille livres de dot.
Napoléon écoute. Il est le centre de ce « système » Bonaparte.
Il prend ses habitudes au Château-Salé. Il y dîne avec Marmont, Junot, Muiron, Sébastiani. On y voit aussi Masséna. Et parfois l'épouse de Ricord, le représentant en mission, et même la sœur de Maximilien et Augustin Robespierre, Charlotte, se rencontrent chez celui qu'on appelle « l'ardent républicain ».
Le matin, après ses soirées au Château-Salé, Napoléon rentre à Nice, souvent en compagnie de ses aides de camp. Les chevaux courent le long des grèves, leurs sabots soulevant l'écume des vagues. On traverse le Var à gué, et on arrive sur les quais du port de Nice, dans le soleil levant.
Au travail : sur les plans et les cartes. Réunions avec le général Dumerbion. Napoléon est surpris par la rapidité avec laquelle le temps s'écoule. Son imagination, à partir des cartes, s'enflamme. Il anticipe le mouvement des troupes, les réactions de l'adversaire. Tout s'ordonne dans son esprit comme le déroulement d'une démonstration mathématique, d'un système.
Lorsqu'il s'adresse à Augustin Robespierre ou au général Dumerbion, il sent que rien ne résiste à sa pensée.
Un jour d'avril, Augustin Robespierre lui parle longuement, l'entraînant sur le quai du port, lui disant qu'il a écrit à son frère Maximilien pour lui faire l'éloge de ce « citoyen Bonaparte commandant d'artillerie au mérite transcendant ».
L'armée d'Italie a suivi ses plans. Saorge, Oneglia, le col de Tende sont tombés, et Dumerbion, dans un message à la Convention, a reconnu ce qu'il devait « aux savantes combinaisons du général Bonaparte qui ont assuré la victoire ».
- Pourquoi, reprend Augustin Robespierre, ne pas jouer un rôle plus grand encore, à Paris ?
Napoléon s'arrête, fait mine de ne pas comprendre. Il a préparé un plan, dit-il, qu'il veut soumettre à Maximilien Robespierre. Il s'agit d'un projet d'attaque par l'armée d'Italie tout entière, une manière de contraindre les Autrichiens à défendre la Lombardie, le Tessin, et ainsi de permettre à l'armée du Rhin d'avancer face à un adversaire affaibli.
Augustin Robespierre écoute, approuve, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit.
- Attaquer partout serait du reste une faute militaire, reprend Napoléon comme s'il n'avait pas entendu la remarque du représentant. Il ne faut point disséminer ses attaques mais les concentrer. Il en est des systèmes de guerre comme des sièges des places : réunir ses feux contre un seul point, la brèche faite, l'équilibre est rompu, tout le reste devient inutile et la place tombe.
- Soit, dit Augustin Robespierre.
Il transmettra ce plan d'attaque par l'Italie. Mais Bonaparte connaît-il Hanriot, le chef d'état-major de l'armée révolutionnaire, à Paris, la sauvegarde de la Convention et du Comité de Salut Public ?
Napoléon laisse passer un moment de silence, puis dit :
- Frapper l'Autriche, l'affaiblir par une blessure en Italie, mettre en mouvement l'armée, à partir d'Oneglia et du col de Tende, voilà mon plan.
Le soir, tout au long du trajet vers Antibes qu'il fait en galopant seul, loin devant Junot et Marmont, il analyse la proposition d'Augustin Robespierre : entrer dans le cœur du système robespierriste. Mais faut-il s'exposer prématurément aux coups ?
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