Puis c'est Huguet de Sémonville, un diplomate en route pour Constantinople, qui, lors de son passage à Ajaccio, se joint aux fêtes données par les Bonaparte.
Il prononce des discours au club patriotique de la ville, et Lucien, avec autorité, malgré ses dix-huit ans, lui sert d'interprète et bientôt de secrétaire. Napoléon propose même de loger Sémonville et sa famille dans une de leurs maisons de campagne à Ucciani.
Il fait visiter Ajaccio à ses hôtes, mais il sent l'hostilité de la population. Le clan Bonaparte devient le clan français.
Lorsque au mois de décembre les marins de la flotte de Truguet, puis des volontaires marseillais arrivés à Ajaccio, provoquent des rixes avec les volontaires corses, tuent certains d'entre eux, Napoléon les dénonce : « Ces Marseillais sont des anarchistes, qui portent partout la terreur, cherchent les aristocrates ou les prêtres et ont soif de sang et de crimes. »
Mais, quoi qu'il dise, il sait qu'il est désormais aux yeux des Corses celui qui a choisi la France.
Dès lors, il doit aller jusqu'au bout.
Il correspond avec Saliceti, qui vient de voter, à la Convention, la mort du roi. Et pourtant il mesure, à la fin du mois de janvier 1793, la rupture que l'exécution de Louis XVI achève de consommer entre une majorité de Corses et la France.
On lui rapporte les propos de Paoli, qui a condamné l'exécution de Louis XVI. « Nous ne voulons pas être les bourreaux des rois », a dit le Babbo . Près de lui, Pozzo di Borgo est l'avocat talentueux d'une alliance avec l'Angleterre.
- Le roi d'Angleterre a payé Paoli durant des années, répète Lucien à Napoléon. Il continue d'être à sa solde.
Napoléon se veut plus mesuré, mais le 1 er février la Convention a déclaré la guerre à l'Angleterre, et Paoli, l'ancien exilé à Londres, n'en devient que plus suspect.
Un soir de février 1793, Napoléon se confie à voix basse à Huguet de Sémonville :
- J'ai bien réfléchi sur notre situation, dit-il, la Convention a sans doute commis un grand crime en exécutant le roi et je le déplore plus que personne, mais, quoi qu'il arrive, la Corse doit toujours être unie à la France. Elle ne peut avoir d'existence qu'à cette condition. Moi et les miens nous défendrons, je vous en avertis, la cause de l'union.
Trois jours plus tard, Napoléon est à Bonifacio. Les volontaires de son bataillon y sont regroupés pour partir à l'assaut des îles de la Madeleine, qui appartiennent aux Sardes et commandent le passage des bouches de Bonifacio entre la Corse et la Sardaigne. La flottille de l'amiral Truguet vogue avec à son bord les fédérés marseillais. Elle se dirige vers Cagliari, la capitale sarde. L'assaut contre les îles de la Madeleine servira de diversion.
Napoléon est à la fois calme et fébrile. Il va enfin se battre. Plusieurs fois par jour, il se rend à l'extrémité du promontoire de Bonifacio. De là, il aperçoit les côtes grisâtres de la Sardaigne. Puis, rentré dans la maison qu'il occupe rue Piazzalonga, il convoque un ancien greffier du tribunal. Il lui dicte ses instructions. La phrase est brève, le ton tranchant. Il se fait communiquer les rapports, les examine en détail. Il veut, dit-il, de la discipline, de la régularité, de l'exactitude. Il veut tout contrôler lui-même.
Très tôt le matin, il se lave avec une éponge imbibée d'eau fraîche, se frotte vigoureusement puis s'habille avec soin, veillant toujours à la propreté et à la perfection de son uniforme, mais autour de lui et malgré ses ordres le négligé de la tenue est général.
- On ne se bat bien qu'avec des hommes et des uniformes propres, dit-il.
Il s'interroge en observant ses hommes : combien d'entre eux veulent vraiment se battre ?
Lorsqu'il débarque de la Fauvette sur le petit îlot de Santo Stefano, il fait aussitôt mettre en batterie ses deux pièces de quatre et le mortier. Il commence à bombarder la ville de la Madeleine. Mais ses soldats sont inexpérimentés, apeurés. Le commandant de l'expédition, Colonna-Cesari, l'homme de Paoli, a reçu du Babbo l'ordre de ne pas s'en prendre « aux frères sardes ». Les marins de la Fauvette se mutinent et veulent retourner à Bonifacio. Au Sud, à Cagliari, les volontaires marseillais se sont enfuis aux premiers coups de feu.
Mordant ses lèvres de rage, Napoléon est contraint d'évacuer sa position, de couler ses canons que les matelots refusent de rembarquer.
Sur le pont de la Fauvette , il se tient à l'écart, méprisant.
Il a l'impression que chaque jour il perd l'une de ses illusions. Sur la Corse, sur les hommes, sur Paoli.
- Tant de perfidie entre donc dans le cœur humain. Et cette fatale ambition égare un vieillard de soixante-dix-huit ans, dit-il de l'homme qu'il a tant admiré.
Peu après avoir débarqué à Bonifacio, et alors qu'il se promène sur la place Doria, des marins de la Fauvette se précipitent sur lui en criant : « L'aristocrate à la lanterne ! » avec l'intention de le tuer. Il se défend, des volontaires de Bocognano se précipitent, rossent et chassent les marins.
Voilà ce que sont les hommes, même ceux qui se proclament patriotes et révolutionnaires.
Il y a si peu à attendre de la plupart !
Mais d'être ainsi allégé de ses naïvetés donne à Napoléon un sentiment de liberté et de force. Il ne peut compter que sur lui. Il ne doit agir que pour lui. Les hommes ne valent qu'autant qu'ils sont ses partisans, ses alliés. Les autres sont des ennemis qu'il faut ou gagner à sa cause, retourner, ou réduire.
Dès qu'il est rentré à Ajaccio, Napoléon se met à écrire, rédigeant une protestation contre la manière dont Colonna-Cesari a conduit l'expédition de la Madeleine. C'est une façon d'attaquer Pascal Paoli, dont Colonna-Cesari est l'homme lige.
Puis, tout à coup, Napoléon apprend d'abord que la Convention a désigné pour se rendre en Corse, avec des pouvoirs illimités, trois commissaires, parmi lesquels Saliceti, et puis qu'ils sont arrivés le 5 avril à Bastia. Napoléon prépare son départ pour les rejoindre, car leur venue est un acte de défiance contre Paoli.
Mais la rupture n'est pas encore consommée.
Napoléon met Saliceti en garde : « Paoli a sur la physionomie la bonté et la douceur, et la haine et la vengeance dans le cœur. Il a l'onction du sentiment dans les yeux, et le fiel dans l'âme. »
Cependant on négocie. Napoléon conseille la prudence, et Saliceti l'approuve. Paoli est toujours le maître de l'île. Les Corses lui restent fidèles. Il faut manœuvrer habilement.
Napoléon observe, écoute Saliceti. Il apprend la ruse, la manœuvre politique auxquelles il s'était déjà essayé à Ajaccio, l'année précédente. Saliceti est un maître qui se rend à Corte, noue des conversations avec Paoli. Et Napoléon admire ce professeur involontaire. Mais le 18 avril, alors que les négociations se poursuivent, une nouvelle se répand, de villes en villages corses.
Napoléon est dans la maison familiale, rue Saint-Charles.
Un de ses partisans dépose devant lui deux textes. Le premier est la copie d'une décision de la Convention nationale qui ordonne l'arrestation de Pascal Paoli et de Pozzo di Borgo. Le décret est daté du 2 avril 1793. La veille, Dumouriez était passé à l'ennemi. La Convention, avec Paoli, prend les devants.
Le second texte est la copie d'une lettre que les hommes de Pozzo di Borgo distribuent dans toute la Corse.
Napoléon la relit plusieurs fois. La lettre est signée Lucien Bonaparte, qui réside depuis quelques semaines à Toulon, où il a suivi Huguet de Sémonville. Elle est adressée à Joseph et à Napoléon. Elle a donc été interceptée par les hommes de Paoli afin de détruire définitivement la réputation des Bonaparte.
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