Folie, pense Napoléon.
La « combustion » de la ville devient intense. Des bagarres éclatent entre fédérés marseillais qui chantent La Marseillaise et gardes nationaux parisiens.
Dans la nuit de 9 au 10 août, Napoléon est réveillé en sursaut.
Toutes les cloches de Paris sonnent le tocsin.
Il s'habille en hâte, se précipite dans la rue pour se rendre chez Fauvelet de Bourrienne dont le magasin est situé au Carrousel, un poste d'observation idéal.
Rue des Petits-Champs, il voit venir vers lui une troupe d'hommes portant une tête au bout d'une pique. On l'entoure. On le bouscule. Il est habillé comme un monsieur. On exige qu'il crie « Vive la nation ». Il s'exécute, le visage contracté.
Chez Fauvelet de Bourrienne, depuis la fenêtre, il assiste aux événements. Les insurgés débouchent place du Carrousel, et se dirigent vers les Tuileries.
Napoléon n'est qu'un spectateur fasciné, hostile à « ces groupes d'hommes hideux », à cette populace.
Il sait qu'il risque sa vie, mais au début de l'après-midi, alors que le palais des Tuileries a été conquis et saccagé par les émeutiers, le roi s'étant réfugié à l'Assemblée. Napoléon pénètre dans le jardin et le palais. Plus de mille morts gisent dans ce petit espace, encombrant les escaliers et les pièces.
Napoléon éprouve un sentiment de dégoût et d'horreur. C'est le premier champ de bataille qu'il parcourt. Les gardes suisses se sont battus jusqu'au bout, puis ils ont été massacrés.
À quelques pas de Napoléon, un Marseillais s'apprête à tuer l'un de ces Suisses.
Napoléon s'avance.
- Homme du Midi, dit-il, sauvons ce malheureux.
- Es-tu du Midi ? demande le fédéré.
- Oui.
- Eh bien, sauvons-le.
Napoléon continue de parcourir les jardins, les pièces du château. Il veut comprendre.
- J'ai vu des femmes bien mises se porter aux dernières indécences sur les cadavres des Suisses, raconte-t-il à Bourrienne quelques heures plus tard.
- Les femmes mutilaient les soldats morts, puis brandissaient ces sexes sanglants. Vile canaille, murmure Napoléon.
Il entre dans les cafés des alentours. Partout on chante, on braille, on trinque, on se congratule.
Napoléon sent les regards hostiles. Il est trop calme et sa réserve est suspecte.
Il s'éloigne. Partout la violence, « la rage se montrait sur toutes les figures », dit-il. La colère le saisit. « Si Louis XVI se fût montré à cheval, lance-t-il à Bourrienne, la victoire lui fût restée. »
Il méprise ce souverain coglione qui a capitulé dès le 20 juin au lieu de faire mettre des canons en batterie.
Ce roi n'était pas un soldat. Il ne s'est pas donné les moyens de régner. Et le désordre, l'anarchie l'ont emporté.
Il juge les journées révolutionnaires du 20 juin et surtout du 10 août en homme d'ordre, en officier.
Quels que soient les principes auxquels il croit, il estime que le pouvoir ne doit pas rester à la rue, à la foule, à la populace. Il faut imposer la loi. Il faut donc un chef qui sache décider. Il faut un homme d'énergie, de force et d'audace. Il peut être cet homme-là.
Le soir du 10 août, il prend sa décision. Il rentrera en Corse, au lieu de rejoindre son régiment. C'est dans l'île qu'il peut se distinguer. Ici, que ferait-il dans cette « combustion » ? Il n'est rien. Là-bas, il est un Bonaparte, lieutenant-colonel.
La Législative vient de suspendre le roi et décider que des élections à la Convention nationale auront lieu le 2 septembre. Il faut courir en Corse, pousser Joseph pour qu'enfin il soit élu.
« Les événements se précipitent, écrit-il à la fin août à son oncle Peravicini. Laissez clabauder nos ennemis, vos neveux vous aiment et ils sauront se faire une place. »
D'abord, il doit retirer sa sœur Élisa de Saint-Cyr. Il se démène toute la journée du 1 er septembre, alors que des bandes commencent à parcourir les rues de Paris, criant au complot des aristocrates, demandant que soient châtiés les « comploteurs » qui s'entassent dans les prisons et espèrent l'arrivée des troupes de Brunswick pour se venger et égorger les patriotes.
Napoléon, à la fin de la journée, peut enfin faire monter sa sœur dans une mauvaise voiture de louage.
Puis il faut se terrer à Paris, alors que le tocsin sonne, qu'on apprend que Verdun a capitulé devant les Austro-Prussiens, que l'ennemi va entrer dans Paris, soumettre la ville à la « subversion totale ».
Des bandes se rassemblent devant les prisons, se font ouvrir les portes, jugent sommairement les prisonniers et les massacrent. La populace semble avoir échappé à toute autorité. On murmure que Danton laisse faire les « justiciers ». Robespierre ne se montre pas. Les prisons, la rue sont aux mains des « massacreurs » qu'excitent les articles et les affiches de Marat.
Le 5, la tuerie s'arrête. Et, le 9 septembre, Napoléon peut enfin quitter Paris avec sa sœur.
Dans la diligence puis sur le bateau qui descend le Rhône, Napoléon devine la peur des voyageurs, dont certains fuient Paris, et l'avouent à mots couverts.
À Valence, il rend visite à Mlle Bou, qui lui raconte qu'on a aussi massacré dans les villes de la vallée.
Quelques heures plus tard, Napoléon et Élisa repartent, chargés d'un panier de raisins que Mlle Bou leur a fait porter.
C'est la fin du mois de septembre 1792 lorsqu'ils arrivent à Marseille. Au moment où ils entrent dans leur auberge, des hommes et des femmes les interpellent puis les encerclent. Avec son chapeau à plumes, Élisa a l'allure d'une jeune fille de la noblesse.
- Mort aux aristocrates, crie-t-on.
Tout peut arriver.
Napoléon arrache le chapeau de sa sœur, l'envoie à la foule.
- Pas plus aristocrate que vous, lance-t-il.
On l'applaudit.
Le soir même, il s'enquiert d'un bateau en partance pour Ajaccio.
Mais il devra attendre le 10 octobre pour appareiller de Toulon.
Il sait déjà que son frère n'a pas été élu à la Convention. Joseph n'a rassemblé que soixante-quatre voix pour trois cent quatre-vingt-dix-huit électeurs, et aucun suffrage ne s'est porté sur son nom au second tour ! Mauvaise nouvelle. Il apprend aussi que la monarchie a été abolie, la République proclamée le 21 septembre 1792 par la Convention, et que la veille cette armée française dont Napoléon est officier a remporté sous le commandement de Kellermann et de Dumouriez la victoire de Valmy.
Et, le 14 octobre, les Prussiens ont évacué Verdun. Il n'a participé à rien de cela qui, selon Gœthe, « commence une ère nouvelle dans l'histoire du monde ».
Le 15 octobre 1792, il débarque à Ajaccio avec Élisa.
En voyant les siens rassemblés sur le quai, sa mère entourée de tous ses enfants, Napoléon est heureux.
Mais c'est loin, là-bas, au nord, sur la frontière, à Valmy, que la gloire a frôlé les soldats de son aile.
Ici, dans cette île, que peut-il ?
13.
Napoléon, dans la grande pièce de la maison familiale, regarde sa mère. Il lui semble qu'elle s'est alourdie, mais elle est toujours vive et, dans cette soirée de la fin du mois d'octobre 1792, elle est radieuse. Elle va de l'un à l'autre de ses enfants. Elle s'arrête souvent devant Élisa, qu'elle continue d'appeler comme autrefois Marianna. Elle l'embrasse, puis elle s'approche de Napoléon et, du bout des doigts, effleure sa joue.
C'est la première fois depuis si longtemps, dit-elle, que tous ses enfants sont rassemblés à la maison. Il faut savourer ce moment de paix et de bonheur.
Napoléon se lève, s'éloigne du groupe.
Voilà plusieurs jours qu'il attend un signe de Paoli. Le Babbo va-t-il le laisser inactif ? Pourtant, dès le 18 octobre, Napoléon a écrit, déclaré qu'il allait reprendre son poste de lieutenant-colonel en second à la tête du bataillon de volontaires. Mais aucune réponse de Corte, où réside Paoli. Avec sa cour, ajoute Lucien, amer.
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