Withworth murmure :
- Le rapport du colonel Sébastiani...
Napoléon rejette le propos. Il n'est pas digne de deux grandes nations.
D'ailleurs, il peut rassurer Withworth. Il faut que Withworth l'écoute avec attention. Il se penche vers l'ambassadeur.
- Je ne médite aucune agression, dit-il. Mon pouvoir n'est pas assez fort pour me permettre impunément une agression non motivée. Il faut que vous ayez tous les torts.
Il se redresse.
Cet homme entend-il seulement ce que je lui dis ?
- Bien jeune encore, je suis arrivé à une puissance, a une renommée auxquelles il serait difficile d'ajouter, reprend Napoléon. Ce pouvoir, cette renommée, croyez-vous que je veuille les risquer dans une lutte désespérée ?
Il semble oublier la présence de Withworth. Il évoque les difficultés d'une traversée de la Manche pour débarquer en Angleterre.
- Cette témérité, Mylord, conclut-il, cette témérité si grande, si vous m'y obligez, je suis résolu à la tenter... J'ai passé les Alpes en hiver !
Il frappe sur la table.
- Vos derniers neveux pleureront en larmes de sang la résolution que vous m'aurez forcé à prendre.
Il se rassied. A-t-il convaincu Withworth ?
- Agissez cordialement avec moi, reprend-il, et je vous promets une cordialité entière. Voyez quelle puissance nous exercerions sur le monde si nous parvenions à rapprocher nos deux nations... Votre marine, et j'ai cinq cent mille hommes... Tout est possible dans l'intérêt de l'humanité et de notre double puissance à la France et à l'Angleterre réunies...
À quoi sert la franchise ?
Les Anglais n'acceptent pas une France forte. Napoléon interpelle Talleyrand le prudent, le précautionneux, qui veut continuer de négocier.
N'est-ce pas la rivalité commencée avec Louis XIV qui se poursuit ? Aggravée parce que je suis le couronnement de la Révolution. Et que les Anglais la refusent. Ils ne feraient sans doute pas la paix avec un Bourbon, mais avec moi, jamais !
Et le Bourbon est aux aguets. Naturellement, il a rejeté la proposition d'abdiquer en faveur de Napoléon.
Le 11 mars, Talleyrand demande à être reçu.
Il tend une dépêche à Napoléon, tout en expliquant que le discours qu'elle relate a peu d'importance - lord Withworth l'en a averti, n'est-ce pas ?
Napoléon parcourt en quelques secondes le texte du message adressé au Parlement par le roi d'Angleterre George III. George III réclame des crédits pour prendre des mesures de précaution...
- La guerre ! s'exclame Napoléon.
Talleyrand récuse l'interprétation. Lord Withworth a répété avec insistance qu'il ne s'agissait en rien d'une préparation des hostilités.
Napoléon veut garder son calme mais la colère monte. Peut-on attendre ainsi d'être souffleté ?
Durant deux nuits, il ne peut effacer de son esprit cette idée que Londres se joue de lui, qu'à la fin il y aura la guerre, que l'Angleterre la veut, après un an de trêve.
Il renvoie Mlle George, presque brutalement, la fait rappeler par Constant. Mais il n'a pas la tête à chanter, à rire ou à aimer.
Le surlendemain, dimanche 13 mars, est jour de réception du corps diplomatique. Il attend calmement le début de l'audience en jouant avec Napoléon-Charles, le fils d'Hortense.
L'un des préfets du palais, M. de Rémusat, annonce que les ambassadeurs ont formé le cercle et attendent le Premier consul. Tous sont présents, et, parmi eux, précise-t-il, lord Withworth.
Ce nom, comme un coup de fouet. Napoléon laisse l'enfant, entre dans le salon de réception, se dirige vers lord Withworth, ignorant les autres ambassadeurs.
- Vous voulez donc la guerre ! lance Napoléon. Nous nous sommes battus dix ans, vous voulez donc que nous nous battions dix ans encore ! Comment a-t-on osé dire que la France armait...
Il parle avec violence, rappelle le contenu des traités.
- Je ne suppose pas non plus que, par vos arrangements, vous ayez voulu intimider le peuple français : on peut le tuer, Mylord, l'intimider, jamais !
Il entend vaguement les propos de l'ambassadeur, qui affirme le désir de paix de l'Angleterre.
- Alors il faut respecter les traités ! crie Napoléon. Malheur à qui ne respecte pas les traités !
Napoléon s'éloigne.
Il s'arrête devant les ambassadeurs d'Espagne et de Russie, et clame que les Anglais refusent de tenir leurs engagements et que, désormais, il faut couvrir les traités d'un crêpe noir.
Il sait bien qu'il n'a pas respecté les usages, qu'il s'est laissé emporter par sa colère, que tout son corps a vibré de courroux, qu'il a dû faire des gestes violents. Il se retourne, dit quelques mots aimables à Withworth, puis il quitte le salon de réception.
Il ne regrette pas l'éclat. Il sent au contraire en lui une résolution plus forte que jamais. Le désir d'agir, d'aller de l'avant, d'en finir avec l'incertitude d'une paix dont l'autre ne veut pas, l'habite.
Il dicte presque tous les jours des ordres aux généraux. Toutes les côtes d'Europe doivent être fermées aux produits anglais. Il faut des hommes aussi : une loi prévoit de lever soixante mille conscrits de vingt ans. Il fait acheter du bois partout, pour construire une flotte.
Il rencontre Fouché, soucieux.
- Vous êtes vous-même, ainsi que nous, un résultat de la Révolution, dit Fouché. Et la guerre remet tout en question.
Napoléon s'emporte. Comment Fouché ne voit-il pas qu'on ne peut reculer là-dessus, sans reculer sur tout ?
- Ce serait contraire à l'honneur. Si l'on cédait sur Malte, les Anglais demanderaient Dunkerque ! Nous ne serons pas les vassaux des Anglais, tant pis pour eux !
Les dés roulent, maintenant.
Napoléon passe à nouveau des nuits paisibles avec Mlle George. Un matin, on lui apporte la première pièce de un franc qui vient d'être frappée. Il la soupèse. Les cinq grammes comportent neuf dixièmes d'argent fin. Voilà une arme et une des raisons de la guerre. Les Anglais ne veulent pas d'une France commerçante et riche, à la monnaie stable. Ils brisent la paix pour étouffer un marchand rival.
Il retourne la pièce. Sous les mots de République française , il voit son effigie.
Il reste longuement ainsi, jouant avec cette pièce, qui est une autre de ses empreintes dans l'Histoire.
Il décide d'aller à la chasse dans les bois qui entourent le palais de Saint-Cloud. Il chevauche dans la forêt. Il est bien dans son corps. La guerre peut venir.
Il reçoit Talleyrand le 1 er mai, qui lui présente une lettre de Withworth.
Il la regarde à peine. Les jeux sont faits.
- Si la note contient le mot ultimatum, dit-il, faites-lui sentir que ce mot renferme celui de guerre. Si la note ne contient pas ce mot, faites qu'il le mette, en lui faisant observer qu'il faut enfin savoir à quoi s'en tenir !
On ne peut plus hésiter. Il écoute Talleyrand avancer des arguments pour qu'on négocie encore. Il hausse les épaules, aspire plusieurs prises de tabac, calmement. Il accepte les idées de Talleyrand ; qu'on propose en effet aux Anglais de confier Malte à la Russie, ou bien que les Anglais admettent que les Français s'installent dans le golfe de Tarente en compensation de Malte. Mais il est persuadé qu'ils refuseront.
- D'ailleurs, puisqu'il faut combattre tôt ou tard, avec un peuple auquel la grandeur de la France est insupportable, eh bien, mieux vaut aujourd'hui que plus tard, dit-il.
Il ouvre la fenêtre. Cette journée du 1 er mai 1803 est transparente. Des soldats manœuvrent dans les allées du parc, autour du château.
- L'énergie nationale, reprend-il, n'est pas émoussée par une longue paix. Je suis jeune, les Anglais ont tort, plus tort qu'ils n'auront jamais ; j'aime mieux en finir.
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