Il hoche la tête. Peut-être personne ne comprend-il ce qu'il pense ? Que la vie impose la dure loi de la réalité. Et que Voltaire enseigne cela bien plus que ce rêveur de Rousseau.
- La Nouvelle Héloïse , reprend-il, je l'ai lue à neuf ans. Rousseau m'a tourné la tête.
Il se lève.
Joséphine n'essaie même pas de le retenir. Il ne dort plus avec elle que quand il l'a décidé. De plus en plus rarement.
Il va attendre Georgina, chez lui, en lisant devant le feu. Quand elle arrivera, il écartera de la main les dossiers, et il trouvera la paix en caressant ce corps laiteux.
C'est l'hiver. Il aime ces nuits, ces moments secrets comme s'il était dans une caverne, une sorte d'enfance. Il chantonne. Il récite. Il joue. Puis Georgina s'en va.
Il met son uniforme de Premier consul.
Mais il reste à Saint-Cloud durant tout le mois de décembre. C'est son palais. Il ne se rend aux Tuileries que pour quelques audiences. Le 5 décembre, il reçoit Hawkesbury, le ministre anglais accompagné de l'ambassadeur Withworth. Il observe les Britanniques. Il aurait envie de les secouer, mais il se contente de répéter que les « relations de la France avec l'Angleterre sont le traité d'Amiens, tout le traité d'Amiens, rien que le traité d'Amiens ». Il ne peut s'empêcher pourtant de demander d'une voix courroucée pourquoi l'Angleterre n'a pas, conformément au traité, évacué Malte.
Hawkesbury reste impassible, puis dit que Londres a pris bonne note de l'annexion du Piémont et de l'île d'Elbe par la France. Et du fait que la Hollande n'ait pas été évacuée.
- Ce sont des questions que le traité d'Amiens n'a pas abordées, rugit Napoléon.
Puis il se reprend, reconduit le ministre et l'ambassadeur :
- La paix, dit-il, toute la paix, pour consolider l'Europe ?
Mais, alors qu'il rentre à Saint-Cloud dans la grisaille de ce mois de décembre 1802, Napoléon doute.
La guerre est peut-être à nouveau aux portes. Londres se réjouit de la mort du général Leclerc à Saint-Domingue, de la faillite du projet de reprise en main des Antilles françaises, de l'impossibilité de bâtir un empire colonial d'Amérique. Il faudra bientôt renoncer à la Louisiane, qu'on ne peut aider si la guerre revient.
Napoléon traverse lentement les galeries du palais de Saint-Cloud. Il a exigé que l'on prenne un deuil de dix jours, un deuil de Cour, pour saluer la mort de Leclerc. Les aides de camp portent le crêpe au bras et à l'épée.
Il s'enferme dans son cabinet de travail. Il écrit à Pauline qui doit rentrer de Saint-Domingue avec la dépouille de son mari : « Tout passe promptement sur la terre hormis l'opinion que nous laissons empreinte dans l'Histoire. »
Il convoque Méneval, lui dicte un ordre pour que la surveillance de Toussaint Louverture, enfermé au fort de Joux, dans le Jura, soit renforcée. Il exige qu'on lui retire tous les signes du grade de général que le Noir s'était attribué.
Cet homme va sans doute mourir loin de chez lui, dans l'humidité glacée d'une forteresse.
La vie est implacable, et il faut se plier à son déroulement.
Il n'a aucune haine contre Toussaint Louverture, il ne le méprise pas parce qu'il est noir.
C'est simplement un ennemi. Et peut-être Napoléon a-t-il eu tort, ou bien est-ce le général Leclerc, de ne pas traiter avec lui.
Toussaint Louverture aurait pu être l'allié noir de la France contre l'Angleterre. Mais c'est trop tard.
Napoléon quitte son cabinet de travail, passe dans son appartement privé.
Georgina l'attend. Sait-elle, lui demande-t-il, comment les Anglais l'ont désigné, lui, Napoléon ? « Le mulâtre méditerranéen ! »
Il rit en caressant la peau blanche de Mlle George.
19.
Joséphine pleure. Il ne le supporte pas. Mais elle s'est encore une fois introduite dans son cabinet. Elle geint. Elle se plaint. Elle est trompée, trahie. Puis elle cède à la colère, jalouse.
Il ne croit guère à sa sincérité et il déteste ces scènes qu'elle juge bon de lui faire.
Il dit d'un ton froid :
- Imitez Livie et vous me trouverez Auguste.
Mais elle ne connaît pas l'histoire romaine. Alors il la dévisage.
- Oh ! la vilaine coiffure ! dit-il.
Il pourrait lui rappeler ses infidélités au temps où il n'était qu'un mari absent qu'on rendait ridicule. Mais c'est si loin, même si le souvenir de cette humiliation, de sa dépendance d'alors ne s'efface pas. Les griefs s'accumulent, les incompréhensions se multiplient, chacun évalue ce qu'il a à gagner ou à perdre, à continuer à rester ensemble.
Joséphine craint le divorce plus que tout. Elle se rend à Plombières pour tenter de retrouver sa fécondité ; un enfant, n'est-ce pas le seul moyen de retenir Napoléon ?
- Qui vous a fagoté les cheveux comme cela ? ajoute-t-il puisqu'elle continue de le harceler.
Elle quitte le cabinet de travail.
Entre les êtres, c'est comme entre les nations : histoire de force et d'intérêt, d'honneur et de gloire, d'obstination et d'imagination.
Il s'assied à sa table. Il a devant lui l'exemplaire du journal Le Moniteur . Il a voulu que soit publié le rapport que le colonel Sébastiani a rédigé au terme d'un long voyage en Orient. Sébastiani affirme qu'il serait facile, avec six mille hommes, de reprendre l'Égypte. À la lecture du rapport, les Anglais se sont indignés.
Napoléon repousse brutalement la table. Cette nation anglaise n'a pas de mémoire ! Elle est comme Joséphine. Pourquoi n'évacue-t-elle pas Malte, pourquoi ne respecte-t-elle pas le traité d'Amiens et fait-elle mine de s'offusquer, alors qu'elle a fauté la première ?
Hypocrisie !
Il veut savoir ce que veulent vraiment ces Anglais ! Il écarte les prudences de Talleyrand. Assez de diplomatie. Il veut parler directement, sans masque, sans fard, avec l'ambassadeur anglais lord Withworth. Qu'il vienne aux Tuileries, le 18 février 1803 au soir.
Il regarde s'avancer lord Withworth et lui fait signe de s'asseoir à l'une des extrémités de la grande table qui occupe le milieu de son cabinet de travail. L'ambassadeur se tient le dos raide. Il a le visage inexpressif.
Cet homme peut-il comprendre ce que je veux lui dire ? À quoi sert tout cela, si Londres est décidé à la guerre ?
Il faut lui rappeler tout ce que l'Angleterre fait contre la France, contre moi. Une pension accordée à Georges Cadoudal ! Des insultes, des calomnies dans les journaux ! L'accueil réservé aux princes français émigrés !
Au fur et à mesure qu'il récapitule ses griefs, Napoléon cède à la colère.
- Chaque vent qui se lève d'Angleterre ne m'apporte que haine et outrage, s'écrie-t-il. Maintenant, nous voilà revenus à une situation dont il faut absolument sortir. Voulez-vous, ne voulez-vous pas exécuter le traité d'Amiens ?
Il se lève.
- Si vous voulez la guerre, il n'y a qu'à le dire, nous la ferons avec acharnement, s'écrie-t-il. Voulez-vous la paix ? Il faut évacuer Alexandrie et Malte !
Il marche maintenant autour de la table.
- Que dirait le monde si nous laissions violer un traité solennel signé avec nous ? Il douterait de notre énergie.
Il s'immobilise, s'appuie des deux mains à la table.
- Pour moi, mon parti est pris, j'aime mieux vous voir en possession des hauteurs de Montmartre que de Malte !
Lord Withworth reste longuement silencieux, puis il commence à égrener des arguments.
Cet homme-là ne me comprend pas !
Napoléon l'interrompt. Il a respecté le traité point par point, dit-il. Le Piémont, la Hollande, la Suisse dont il s'est fait médiateur, tout cela ne se trouve pas dans le traité. Il est en train d'agir pour que s'opère une réorganisation de l'Allemagne. Mais il en a le droit.
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