— Jamais.
Le visage de l’aubergiste s’éclaira subitement, comme s’il venait de découvrir le moyen de mettre fin à ce cauchemar.
— Il y a peut-être quelqu’un qui pourrait vous aider. Si je peux consulter mon registre…
Woermann hocha la tête et Iuliu rampa jusqu’au gros volume dont il tourna fébrilement les pages.
— J’y suis ! Il est venu trois fois en dix ans avec sa fille, et il était chaque fois plus malade. C’est un grand professeur de l’université de Bucarest, un spécialiste de l’histoire de cette région.
— La dernière fois, quand était-ce ? fit Kaempffer, intéressé.
— Il y a cinq ans, dit Iuliu, craintif.
— Que voulez-vous dire par « chaque fois plus malade » ? demanda Woermann.
— La dernière fois, il lui fallait deux cannes pour marcher.
— Comment s’appelle-t-il ? demanda Woermann, en s’emparant du registre.
— C’est le professeur Theodor Cuza.
— Espérons qu’il est encore en vie, dit Woermann, en lançant le registre à Kaempffer. Je suis sûr que les SS ont à Bucarest des amis qui pourront le retrouver. Il vaudrait mieux ne pas perdre de temps.
— Je ne perds jamais de temps, capitaine, dit Kaempffer, qui tentait de recouvrer un peu de son autorité. Mes hommes vont fouiller ce château pierre par pierre pendant que je me renseignerai sur cette Banque Méditerranéenne. Si la banque ou le professeur ne nous apprennent rien, le donjon n’aura quant à lui plus aucun secret pour nous.
— Cela vous occupera, tout au moins. Je demanderai au sergent Oster de se mettre à votre disposition pour assurer la coordination des travaux.
Il aida Iuliu à se remettre debout et le poussa dans le couloir en disant :
— Je vais donner l’ordre aux sentinelles de vous laisser partir.
Mais l’aubergiste, au lieu de s’en aller, revint vers le capitaine pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille. Et Woermann éclata de rire.
Kaempffer sentit la colère monter en lui. Il ne pouvait supporter qu’on se moque de lui, et c’était ce que les deux hommes étaient en train de faire.
— Est-ce vraiment si drôle, capitaine ?
— Le professeur Cuza, dit Woermann, qui cessa de rire mais dont le sourire moqueur ne s’effaça pas… le professeur Cuza, l’homme qui va peut-être nous aider à rester en vie… c’est un Juif !
BUCAREST
Mardi 29 avril
10 heures 20
Les coups frappés à la porte ébranlaient toute la maison.
— Ouvrez !
Magda hésita un instant puis elle posa une question dont elle connaissait déjà la réponse :
— Qui est là ?
— Ouvrez immédiatement !
Vêtue d’un gros pull-over et d’une jupe longue, les cheveux défaits, Magda s’approcha de la porte puis interrogea du regard son père assis dans son fauteuil roulant, près du bureau.
— Il vaudrait mieux les laisser entrer, dit-il avec une sérénité qu’elle savait composée.
Magda tira le loquet de la porte et recula vivement. La porte s’ouvrit toute grande devant deux membres de la Garde de Fer, l’équivalent roumain des sections d’assaut allemandes.
— C’est la maison des Cuza ? dit l’un d’eux, sur un ton qui ne supportait aucune contradiction.
— Oui, fit Magda en revenant vers son père. Que voulez-vous ?
— Nous cherchons Theodor Cuza. Où est-il ?
— C’est moi, dit Papa.
Magda avait posé sa main sur le dossier de son fauteuil. Elle tremblait un peu. Elle avait toujours redouté cet instant, qui était pourtant arrivé. Ils allaient être emmenés dans un camp, où son père ne passerait même pas la nuit…
Les deux gardes observèrent Papa puis celui qui avait pris la parole sortit un papier de son ceinturon. Il le lut et regarda à nouveau le professeur.
— Vous ne pouvez être Cuza. Il a cinquante-six ans. Vous êtes trop vieux !
— C’est pourtant moi.
Les hommes se tournèrent vers Magda.
— C’est vrai ? C’est bien l’ancien professeur de l’université de Bucarest ?
Morte de peur, Magda était incapable de prononcer un mot. Elle se contenta de hocher la tête.
— Que voulez-vous de moi ? dit alors son père.
— Nous devons vous emmener à la gare et vous conduire à la correspondance de Campina où vous rencontrerez des représentants du III eReich. Ensuite…
— Des Allemands ? Mais pourquoi ?
— Vous n’avez pas à poser de questions ! Ensuite…
— Cela veut dire qu’ils n’en savent rien eux-mêmes, murmura-t-il, si doucement que seule Magda l’entendit.
— Ensuite, reprit le garde, vous serez emmené au col de Dinu.
La surprise de Papa était égale à celle de Magda mais il se ressaisit rapidement.
— J’aimerais vous obliger, messieurs, dit-il en tendant ses pauvres mains, car peu d’endroits au monde sont plus fascinants que le col de Dinu. Mais, comme vous le voyez, je suis infirme.
Les deux gardes demeurèrent silencieux. Ils fixaient le vieil homme, et Magda devinait leurs pensées. Papa n’avait plus que la peau sur les os, et on lui eût aisément donné quatre-vingts ans. Le papier mentionnait pourtant un homme de cinquante-six ans.
— Vous allez venir avec nous !
— C’est impossible ! s’écria Magda. Vous allez le faire mourir !
Les deux hommes se regardèrent. Ils devaient amener le professeur Cuza au col de Dinu. Le plus rapidement possible. Et vivant. Mais le vieillard qui se trouvait en face d’eux ne semblait même pas capable d’atteindre la gare.
— J’y arriverai peut-être, si vous autorisez ma fille à m’accompagner, dit doucement Papa.
— Mais tu ne peux pas faire ça !
— Magda… ces hommes veulent m’emmener, et il faut que tu viennes avec moi. Il le faut !
Sa voix était plus ferme, ses yeux plus durs. Elle ne parvenait pas à comprendre ce qu’il avait en tête mais elle se devait de lui obéir.
— Oui, Papa.
Sa voix se radoucit :
— Est-ce que tu sais quelle direction nous allons prendre, ma chérie ?
Il voulait lui dire quelque chose, ouvrir une porte de son esprit. Et elle se souvint du rêve qu’elle avait fait une semaine auparavant, de la valise qu’elle avait cachée sous le lit.
— Le nord !
Les deux hommes de la Garde de Fer étaient assis sur la banquette de l’autre côté du couloir central du wagon ; ils parlaient à voix basse, quand ils ne tentaient pas de percer du regard les vêtements épais de Magda. Papa était installé près de la fenêtre. Bucarest était déjà loin, et il leur faudrait parcourir en tout près de cent kilomètres. Pourvu que cela ne fût pas trop pour lui…
— Est-ce que tu sais pourquoi je t’ai fait venir ? demanda-t-il d’une voix sèche.
— Non, Papa, et je ne vois pas non plus pourquoi tu y vas. Tu aurais bien pu refuser. Il aurait suffi pour cela que leurs supérieurs te voient.
— Ils s’en moquent bien ! Et puis, je ne suis pas exactement le cadavre vivant que je parais.
— Ne parle pas comme ça !
— Il y a longtemps que je ne mens plus, Magda. Je sais que j’ai autre chose que des rhumatismes articulaires, qu’il n’y a pas d’espoir et que le temps m’est compté. C’est pour cela que je veux l’utiliser au maximum.
— Ce n’est pas une raison pour accepter d’aller au col de Dinu !
— Pourquoi cela ? C’est un endroit qui m’a toujours plu, et il me serait agréable d’y mourir. Ils ont besoin de moi, là-bas, et il est inutile de refuser. Mais sais-tu au moins pourquoi j’ai voulu que tu m’y accompagnes ?
Magda réfléchit. Son père était aussi son maître, il jouait les Socrate et ses questions amenaient son interlocuteur à découvrir par lui-même les réponses. Elle trouvait souvent cette méthode ennuyeuse et s’efforçait d’aboutir le plus rapidement possible au résultat. Mais aujourd’hui, elle se sentait trop nerveuse pour se concentrer.
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