— Les méthodes SS résolvent tous les problèmes.
— Pas celui-ci.
— J’ai à peine commencé, et je n’ai pas encore tué de villageois !
Tout en disant cela, Kaempffer savait pertinemment qu’il venait de vivre une situation devant laquelle l’expérience des SS se révélait impuissante. Il n’y avait pas de précédents, personne à qui il eût pu demander conseil. Il y avait dans ce donjon quelque chose qui était bien au-delà de la peur et de l’emprisonnement. Quelque chose qui se servait de la peur comme d’une arme. Il ne s’agissait pas d’un groupe de résistants ou d’un fanatique du Parti National Paysan. C’était une chose qui n’avait pas de nationalité, pas de race, pas de rôle à jouer dans cette guerre.
Les prisonniers du village devraient toutefois mourir à l’aube. Il ne pouvait les laisser partir – ç’aurait été admettre sa défaite, et les SS et lui-même en auraient perdu la face. C’était absolument impensable. Tant pis si la mort des paysans n’aurait aucun effet sur la… chose qui tuait ses hommes. Ils devaient mourir.
— Ils ne mourront pas, dit Woermann.
— Quoi ? fit Kaempffer, qui leva finalement les yeux de son verre de kummel.
— Les villageois – je vais les laisser partir.
— Comment osez-vous !
La colère. A nouveau, il se sentait vivre. Il quitta sa chaise.
— Vous me remercierez plus tard quand vous n’aurez pas à expliquer l’extermination systématique d’un village roumain. Parce que c’est ce qui va se passer. Je vous connais, vous et vos semblables. Vous ne pouvez pas vous arrêter parce que ce serait reconnaître que vous avez commis une faute. C’est pour cela que je veux vous empêcher de commencer. Vous pourrez me coller votre échec sur le dos. J’accepterai le blâme et nous nous trouverons une nouvelle affectation.
Kaempffer se rassit. Il était pris au piège. Avouer son échec à ses supérieurs de la SS entraînerait la fin de sa carrière.
— Je n’abandonne pas, dit-il à Woermann, devant qui il voulait paraître obstiné dans le courage.
— Il n’y a pas de solution. On ne peut se battre contre ça !
— Eh bien moi, je me battrai !
— Comment ? fit Woermann en se penchant en arrière. Vous ne savez même pas contre quoi vous vous battez, comment pouvez-vous choisir vos armes !
— Si, avec des fusils, des mortiers, des…
Kaempffer ne put s’empêcher de reculer quand Woermann s’approcha tout près de lui.
— Écoutez-moi, Herr Sturmbannführer ! Ces hommes étaient morts avant d’entrer dans votre chambre. Morts ! On a trouvé leur sang dans le couloir. Ils sont morts dans votre prison de fortune et malgré cela, ils ont marché dans le couloir, ils ont forcé votre porte et se sont affalés sur vous. Qu’est-ce que vous pouvez faire contre ça ?
Kaempffer frissonna à ce souvenir.
— Ils ne sont morts qu’après être entrés dans ma chambre ! Ils ont eu le courage de venir me trouver malgré leurs blessures ! s’écria-t-il, machinalement, sans en croire un seul mot.
— Ils étaient morts, mon ami, dit Woermann d’un ton qui n’avait rien d’amical. Vous n’avez pas examiné les corps, vous étiez trop occupé à nettoyer votre pantalon ! Moi, je les ai examinés, de même que j’ai vu tous ceux qui ont péri dans ce foutu donjon. Croyez-moi, vos deux soldats sont morts sur le coup. Les veines du cou ont été arrachées, de même que la trachée-artère. Même si vous étiez Himmler en personne, ils n’auraient pu vous prévenir !
— Eh bien, on les a portés !
Même si cela ne correspondait pas à ce qu’il avait vu, il se devait de trouver une explication logique. Les morts ne marchaient pas, c’était impossible !
Woermann se cala à nouveau sur sa chaise et le regarda avec un tel dédain que Kaempffer eut l’impression d’être nu devant lui.
— C’est à la SS que vous avez appris à vous mentir à vous-même ?
Kaempffer ne répliqua pas. Il n’avait pas besoin de procéder à un examen des corps pour savoir qu’ils étaient morts avant de surgir dans sa chambre. Il l’avait su dès l’instant où il avait braqué sa lampe sur leur visage.
Woermann se leva et marcha jusqu’à la porte.
— Je vais dire aux hommes que nous partons à l’aurore.
— Non ! hurla littéralement Kaempffer d’une voix suraiguë.
— Vous n’avez tout de même pas l’intention de rester ici ? demanda Woermann, étonné.
— Je dois remplir ma mission.
— Mais c’est impossible, vous comprenez ? Impossible !
— Je modifierai mes méthodes, c’est tout !
— Il faut être complètement fou pour vouloir rester ici !
Mais je ne veux pas rester , pensait Kaempffer, je suis comme les autres, je veux partir ! Dans d’autres circonstances, il aurait donné lui-même l’ordre de lever le camp. Mais c’était aujourd’hui une chose impossible. Il devait régler ce problème avant de gagner Ploiesti. S’il bâclait son travail, des dizaines d’officiers SS se rueraient comme des chiens sur le poste de commandant du camp de Ploiesti. Il devait réussir. Un échec équivaudrait à le rejeter dans quelque bureau de l’arrière tandis que les SS prendraient les rênes du monde.
Il avait besoin de Woermann. Il fallait qu’il l’aide pendant quelques jours, tant qu’il n’aurait pas trouvé de solution. Ensuite, il le ferait passer en cour martiale pour avoir libéré les prisonniers.
— A votre avis, Klaus, de quoi s’agit-il ? demanda-t-il doucement. Les meurtres – qui est le coupable ?
— Je n’en sais rien, fit Woermann, troublé, en reprenant place sur sa chaise. Et pour l’instant, cela ne m’intéresse pas vraiment. J’ai huit cadavres à la cave et nous devons veiller à ce qu’il n’y en ait pas un de plus, c’est tout.
— Écoutez, Klaus, vous êtes ici depuis une semaine… vous avez dû vous faire une idée.
Continue de parler, se disait-il, tant que tu parleras, tu n’auras pas à revenir dans ta chambre.
— Les hommes pensent qu’il s’agit d’un vampire.
Un vampire ! Ce n’était pas du tout le genre de conversation qu’il recherchait mais il s’efforça de conserver un ton paisible et amical.
— Vous êtes d’accord avec eux ?
— Il y a une semaine – il y a même trois jours —je vous aurais répondu non. Maintenant, je n’en suis plus très sûr. Je ne suis plus sûr de rien. Si c’est vraiment un vampire, il ne ressemble pas à ceux que décrivent les romans fantastiques. Ou à ceux que montrent les films. La seule chose dont je sois sûr, c’est que le tueur n’est pas humain.
Kaempffer essaya de rassembler ses souvenirs. Il avait vu le film muet Nosferatu ainsi qu’une version sous-titrée en allemand du film américain Dracula . A l’époque, la notion même de vampire lui avait semblé absurde. Mais aujourd’hui… Bien sûr, aucun comte slave drapé dans sa cape ne rôdait dans les couloirs du donjon, mais il y avait tout de même huit cadavres dans la cave. Il ne pouvait quand même pas demander à ses hommes de s’armer de pieux et de maillets !
— Il faut remonter à la source, dit-il finalement.
— Où cela va-t-il nous mener ?
— Pas où, mais à qui . Je veux connaître le propriétaire de ce château. Il a été construit dans un but bien précis, et le parfait état dans lequel il se trouve doit avoir une raison.
— Alexandru et ses fils ne savent pas de qui il s’agit.
— C’est ce qu’ils disent.
— Pourquoi nous mentiraient-ils ?
— Tout le monde ment. Il faut bien que quelqu’un les paie.
— L’aubergiste reçoit de l’argent qu’il confie à Alexandru.
Читать дальше