— On dirait que vous avez fait votre chemin depuis la Grande Guerre, dit Woermann, alors qu’ils regardaient le village paisible en contrebas. La SS semble vous convenir.
— Je préfère la SS à l’armée régulière, si c’est ce que vous voulez dire. Elle est plus efficace.
— C’est ce qu’on dit, oui.
— Je vous montrerai comment l’efficacité peut résoudre des problèmes, Klaus. Et c’est en résolvant des problèmes qu’on finit par gagner la guerre. Tenez, regardez…
Il tendit la main vers le village. Woermann remarqua bientôt un mouvement aux abords du village. Un groupe d’hommes. Quand ils parvinrent à la chaussée, Woermann comprit qu’il s’agissait de dix villageois avançant sous la menace de la seconde escouade d’einsatzkommandos.
— Vous êtes devenu fou ! Ce sont des citoyens roumains ! Nous sommes en territoire allié ! s’écria Woermann, outré, bien qu’il se fût attendu à quelque chose de la sorte.
— Des soldats allemands ont été tués par un ou plusieurs citoyens roumains. Et cela m’étonnerait que le général Antonescu proteste auprès du Reich pour la mort de quelques péquenots.
— Leur mort ne résoudra rien !
— Oh, je n’ai pas l’intention de les tuer tout de suite : ils feront d’excellents otages. Les gens du village ont été prévenus : ces dix-là seront fusillés si un autre soldat allemand doit mourir. Et il en sera de même toutes les fois qu’un Allemand mourra. J’appliquerai cette méthode tant que le problème ne sera pas réglé, même s’il faut rayer le village de la carte.
Woermann se détourna. C’était donc cela l’Ordre Nouveau, l’Allemagne Nouvelle, l’éthique de la Race des Seigneurs. C’était ainsi que la guerre serait gagnée.
— Cela ne marchera pas, dit Woermann.
— Oh si, fit Kaempffer, dont l’arrogance était insupportable, parce que ça a toujours marché. Ces partisans ne tiennent que grâce au soutien de leurs compagnons de beuverie. Ils sont très forts pour jouer les héros – jusqu’au jour où leurs amis sont exécutés, leurs femmes et leurs enfants déportés. Ils redeviennent alors de braves paysans bien tranquilles.
Woermann voulait trouver le moyen de sauver ces villageois parce qu’il savait qu’ils n’étaient pour rien dans la mort de ses hommes.
— Cette fois-ci, c’est différent.
— Je ne le crois pas, Klaus, et je me permets de penser que mon expérience en ce domaine est bien supérieure à la vôtre.
— Bien sûr… Auschwitz, n’est-ce pas ?
— J’ai beaucoup appris auprès du commandant Hess.
— Ah, vous aimez apprendre ? fit Woermann, en lui jetant sa casquette. Eh bien, je vais vous montrer quelque chose de nouveau ! Venez avec moi !
Sans lui laisser le temps de le questionner, Woermann entraîna Kaempffer dans l’escalier puis dans la cour, avant d’emprunter un autre escalier qui menait à la cave. Il s’arrêta devant la brèche et alluma une lampe puis il conduisit Kaempffer dans les sous-sols caverneux.
— Il fait froid ici, dit Kaempffer en se frottant les mains.
— C’est là que nous gardons les corps. Il y en a six en tout.
— Vous ne les avez pas fait rapatrier ?
— J’ai pensé que les rapatrier un par un ferait mauvais effet… les Roumains pourraient jaser. Je voulais les emmener avec moi mais, comme vous le savez, ma demande de réaffectation a été rejetée.
Il fit halte devant les six corps recouverts de draps.
— Voici le soldat Remer, dit-il en découvrant la tête et les épaules de la dernière victime. Regardez sa gorge.
Kaempffer était impassible.
Woermann remit le drap en place puis fit de même avec le cadavre suivant, tenant sa lampe de façon que Kaempffer vît parfaitement la gorge déchirée. Il présenta ainsi tous les corps, gardant le plus mutilé pour la fin.
— Et enfin, le soldat Lutz…
Kaempffer ne put réprimer un petit cri de surprise. Mais l’étonnement de Woermann était encore plus grand : la tête de Lutz avait été disposée à l’envers – le sommet du crâne reposait entre les épaules, et le cou tranché était dirigé vers l’extérieur.
Woermann s’empressa de retourner la tête et se jura de découvrir celui qui s’était montré aussi peu respectueux envers les restes d’un camarade. Il remonta ensuite le drap et se planta devant Kaempffer.
— Est-ce que vous comprenez maintenant pourquoi cela ne sert à rien de prendre des otages ?
Le major ne répondit pas immédiatement. Il préféra se diriger vers l’escalier et retrouver un peu de chaleur. Woermann savait qu’il était plus troublé qu’il ne voulait bien le laisser paraître.
— Ces hommes n’ont pas seulement été tués, dit finalement Kaempffer, ils ont été mutilés !
— C’est exact ! L’homme ou la chose qui a fait cela doit être complètement dément, et la vie de dix villageois n’y changera rien !
— Pourquoi dites-vous « ou la chose »?
Woermann soutint le regard de Kaempffer.
— Je n’en suis pas très sûr. Tout ce dont je suis certain, c’est que le tueur va et vient librement. Aucune mesure de sécurité ne semble devoir l’arrêter.
— Ce n’est pas un problème de sécurité, dit Kaempffer qui avait recouvré tout son aplomb en réintégrant les appartements de Woermann. La seule réponse valable, c’est la peur . Il faut que le tueur ait peur de tuer, qu’il se rende compte du prix que les autres vont payer pour son geste. La peur est notre meilleure protection, toujours.
— Et si le tueur est un homme comme vous, s’il se moque de la vie des autres villageois ?
Kaempffer ne répliqua pas, et Woermann développa son argument :
— L’arme de la peur n’aura pas d’effet sur ceux de votre trempe. Conservez-la pour Auschwitz, quand vous y retournerez.
— Je ne retournerai pas en Pologne, Klaus. Quand j’aurai rempli ma mission ici – ce qui ne devrait me prendre qu’un jour ou deux —je me rendrai à Ploiesti.
— Je ne vois pas ce que vous pourriez y faire : il n’y a pas de synagogues à brûler, rien que des raffineries de pétrole.
— C’est cela, persiflez, dit Kaempffer, les dents serrées, profitez-en aujourd’hui parce que vous n’en aurez plus l’occasion lorsque le projet Ploiesti sera en route.
Woermann s’installa à son bureau. Kaempffer le fatiguait, et ses yeux se portèrent sur le portrait de son fils cadet, Fritz, qui venait d’avoir quinze ans.
— Je ne vois toujours pas ce que vous pourriez faire à Ploiesti.
— Les raffineries ne m’intéressent pas, je les laisse au Commandement Suprême. Ce serait plutôt les voies ferrées…
— Les voies ferrées ? fit Woermann, qui contemplait toujours la photo de son fils.
— Oui, c’est à Ploiesti qu’on trouve le plus important nœud ferroviaire de Roumanie, et c’est ce qui fait de cette ville le site idéal d’un camp de réinstallation.
— Vous voulez dire… comme à Auschwitz ? dit Woermann, qui fut brutalement tiré de sa rêverie.
— Exactement ! C’est pour cela que le camp d’Auschwitz a été construit là où il est. Il est capital d’avoir un bon réseau ferroviaire pour assurer le transport jusqu’aux camps des représentants des races inférieures. Le pétrole part par train de Ploiesti pour toutes les régions de Roumanie, et les wagons en reviendront chargés de tous les Juifs, Tziganes et autres déchets humains qui souillent ce pays !
— Mais nous ne sommes pas en territoire occupé ! Vous ne pouvez pas…
— Le Führer ne veut pas que l’on néglige les indésirables de Roumanie. Il est vrai qu’Antonescu et la Garde de Fer ôtent aux Juifs les postes de responsabilité mais le Führer a un plan autrement plus vigoureux. Nous l’appelons à la SS la « Solution Roumaine ». Le Reichsführer Himmler s’est mis d’accord avec le général Antonescu pour que les SS montrent aux Roumains comment s’y prendre. Et c’est moi qui ai été choisi pour cette mission : je serai commandant du camp de Ploiesti.
Читать дальше