— Le tarot fait parfois des révélations. Tu veux essayer ?
— Non, vraiment, je ne veux pas, dit Magda, qui avait le pressentiment d’un avenir plutôt sombre.
— Je t’en prie, accepte-le comme un cadeau de ma part.
Magda hésita. Elle ne voulait pas offenser la vieille femme. Et puis, le tarot n’apprenait rien de précis, c’était Josefa en personne qui le disait.
— Bon, d’accord.
Josefa posa le paquet de cartes sur la table.
— Coupe.
Magda s’exécuta puis Josefa distribua les cartes tout en bavardant.
— Comment va ton père ?
— Pas très bien. Il ne peut pratiquement plus se lever.
— Quelle tristesse. C’est rare de trouver un gadjo qui sait rokker. L’ours de Yoska n’a rien fait pour son rhumatisme ?
— Non, fit Magda en secouant la tête, et c’est bien pire qu’un rhumatisme.
Papa avait tout essayé pour que ses jambes cessent de se tordre ; il avait même laissé l’ours du petit-fils de Josefa lui marcher sur le dos, mais ce vénérable remède des Tziganes s’était révélé aussi inutile que les derniers « miracles » de la médecine moderne.
— C’est un homme bon, dit Josefa. Quel dommage qu’un homme qui sait tant de choses sur son pays soit empêché… de le voir…
— Que se passe-t-il ? demanda Magda, qui avait remarqué le trouble de Josefa. Tu as quelque chose ?
— Hein ? Oui, je vais bien, mais ce sont ces cartes…
— Tu vois quelque chose de mauvais ?
Magda se refusait à croire que des cartes puissent dévoiler l’avenir mais elle sentait pourtant son estomac se nouer.
— C’est à cause de la manière dont elles se partagent. Je n’ai jamais rien vu de tel. Les cartes neutres sont disséminées mais toutes celles qu’on peut considérer comme bonnes sont ici, à droite, fit-elle en les désignant. Et les mauvaises sont à gauche. C’est très étrange.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Je ne sais pas. Je vais appeler Yoska – elle cria le nom de son petit-fils —, Yoska connaît parfaitement le tarot, il me regarde faire depuis qu’il est tout petit.
Un beau jeune homme très brun d’une vingtaine d’années pénétra dans la roulotte. Il avait un sourire éclatant, un corps musclé et des yeux très noirs qui se posèrent sur Magda. Celle-ci détourna le regard car elle se sentait nue en dépit de ses lourds vêtements. Il était plus jeune qu’elle mais cela ne l’avait jamais gêné. A plusieurs reprises, il lui avait avoué ses désirs. Et toujours, elle l’avait repoussé.
Il s’assit à la table, à côté de sa grand-mère. Son front se plissa quand il étudia les cartes puis il déclara :
— Il faut battre le jeu, couper et distribuer à nouveau.
Josefa hocha la tête et procéda une nouvelle fois à l’opération, en silence, cette fois-ci. Magda se surprit à guetter les cartes qu’elle plaçait sur la table. Elle ignorait tout du tarot et devait faire confiance à l’interprétation que lui fourniraient Josefa et son petit-fils. Elle comprit qu’il se passait quelque chose quand elle vit leurs yeux.
— Qu’en penses-tu, Yoska ? dit la vieille femme à voix basse.
— Je ne sais pas… une telle concentration de bien et de mal… une démarcation aussi nette…
Magda avait la bouche sèche.
— Vous voulez dire que c’est comme tout à l’heure ?
— Oui, dit Josefa, mais les côtés sont inversés. Le bien est maintenant à gauche, et le mal à droite. Je crois que cela indique un choix. Un choix très grave.
La colère s’empara alors de Magda. Ils se moquaient d’elle. Et c’était une chose qu’elle ne pouvait supporter. Elle prit son classeur et sa mandoline et se leva.
— Je m’en vais ! Je ne suis pas une de ces gadjés faciles à abuser !
— Non, je t’en prie ! Encore une fois ! dit la vieille femme en tendant la main vers elle.
— Je suis désolée, mais il faut vraiment que je parte.
Elle se hâta d’atteindre la porte de derrière. Son attitude n’était pas des plus polies mais c’était plus fort qu’elle. Ces cartes étranges et l’expression de surprise qu’elle avait lue sur le visage des deux Tziganes lui donnaient l’irrépressible envie de quitter la roulotte. Bientôt, elle retrouverait Bucarest, ses allées rectilignes et son pavé solide.
LE DONJON
Lundi 28 avril
19 heures 10
Les serpents étaient arrivés.
Les hommes de la SS, surtout les officiers, évoquaient pour Woermann des serpents. Et le SS-Sturmbannführer Erich Kaempffer ne faisait pas exception à la règle.
Woermann ne pourrait jamais oublier le jour où, quelques années avant la guerre, un Hohere SS-und Polizeiführer – nom ronflant pour désigner un chef de la police locale – avait donné une réception dans le district de Rathenow. Officier décoré de l’armée allemande et personnalité locale, le capitaine Woermann y avait été invité. Il n’avait pas envie de s’y rendre mais Helga avait si rarement l’occasion d’assister à une réception officielle qu’il n’avait pas eu le cœur de l’en priver.
Le long d’un des murs de la salle de réception était installé un terrarium de verre où un serpent d’un mètre de long ne cessait de se lover et de se dérouler. C’était l’animal favori du maître de maison. A trois reprises, il avait convié tous ses hôtes à le voir avaler un crapaud. Woermann s’était contenté d’un rapide coup d’œil pendant le premier repas – il avait vu le crapaud descendre lentement dans le gosier du serpent, agitant frénétiquement les pattes pour tenter de s’échapper.
Cette vision avait suffi pour rendre sinistre une soirée déjà pesante. En quittant la salle, Helga et lui avaient longé le terrarium : le serpent avait encore faim, il se tordait en tous sens et semblait réclamer un quatrième crapaud.
Woermann repensait à ce serpent en regardant Kaempffer déambuler dans ses appartements, tourner autour du chevalet, marcher de la porte à la fenêtre. Si l’on excepte la chemise brune, Kaempffer était tout de noir vêtu – veste, pantalon, cravate, ceinturon de cuir, étui de revolver, cuissardes. L’insigne d’argent représentant la tête de mort, les deux S pareils à des éclairs et les galons d’officier étaient les seules taches brillantes d’un uniforme d’un noir absolu… comme des écailles luisantes sur la peau d’un serpent à tête blonde.
Il remarqua que Kaempffer avait vieilli depuis leur dernière rencontre, survenue il y a deux ans à Berlin. Mais pas autant que moi , se dit Woermann. Le major SS avait deux ans de plus que lui mais il était plus mince et paraissait plus jeune. Ses cheveux blonds ne dissimulaient pas le moindre fil gris. Un bel exemple de la perfection aryenne.
— Vous n’avez amené qu’une escouade, dit Woermann. Votre message en mentionnait deux. Je croyais quant à moi que vous seriez venu avec un régiment au grand complet.
— Non, Klaus, fit Kaempffer d’un ton condescendant. Une seule escouade suffira largement pour résoudre vos petits problèmes. Mes einsatzkommandos excellent à ce genre de choses. Mais j’ai tout de même pris deux escouades parce que ce château ne constitue qu’une étape.
— Dans ce cas, où est l’autre escouade ? Elle cueille des fleurs ?
— Oui. dans un certain sens, dit Kaempffer avec un hideux sourire.
— Qu’est-ce que vous entendez par là ?
Kaempffer ôta sa casquette, son manteau, qu’il jeta sur le bureau de Woermann, puis il s’approcha de la fenêtre donnant sur le village.
— Vous allez bientôt comprendre…
Woermann rejoignit le SS à contrecœur. Kaempffer n’était là que depuis vingt minutes et il se comportait déjà en commandant de la place. Précédant son groupe d’extermination, il avait franchi la chaussée de bois sans la moindre hésitation, en dépit des piles de bois qui s’étaient affaissées au cours de la semaine précédente. La jeep du major et le camion qui la suivait étaient passés sans encombre. Après avoir débarqué et ordonné au sergent Oster de s’occuper de l’installation de ses hommes, il s’était présenté dans le bureau de Woermann avec toute l’arrogance d’un nouveau messie.
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